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Quand ils furent partis, Codadad, s’adressant à la dame, lui dit: «En quels lieux, madame, souhaitez-vous d’aller? Où tendaient vos pas lorsque vous avez été surprise par le nègre? Je prétends vous conduire jusqu’à l’endroit que vous avez choisi pour retraite, et je ne doute point que ces princes ne soient tous dans la même résolution.» Les fils du roi de Harran protestèrent à la dame qu’ils ne la quitteraient point qu’ils ne l’eussent rendue à ses parents.

«Prince, lui dit-elle, je suis d’un pays trop éloigné d’ici, et, outre que ce serait abuser de votre générosité que de vous faire faire tant de chemin, je vous avouerai que je suis pour jamais éloignée de ma patrie. Je vous ai dit tantôt que j’étais une dame du Caire; mais après les bontés que vous me témoignez et l’obligation que je vous ai, seigneur, ajouta-t-elle en regardant Codadad, j’aurais mauvaise grâce à vous déguiser la vérité. Je suis fille de roi. Un usurpateur s’est emparé du trône de mon père après lui avoir ôté la vie, et pour conserver la mienne j’ai été obligée d’avoir recours à la fuite.» À cet aveu, Codadad et ses frères prièrent la princesse de leur conter son histoire, en l’assurant qu’ils prenaient toute la part possible à ses malheurs, et qu’ils étaient disposés à ne rien épargner pour la rendre plus heureuse. Après les avoir remerciés des nouvelles protestations de service qu’ils lui faisaient, elle ne put se dispenser de satisfaire leur curiosité, et elle commença de cette sorte le récit de ses aventures:

HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE DERYABAR.

«Il y a dans une île une grande ville appelée Deryabar; elle a été longtemps gouvernée par un roi puissant, magnifique et vertueux. Ce prince n’avait point d’enfants, et cela seul manquait à son bonheur. Il adressait sans cesse des prières au ciel, mais le ciel ne les exauça qu’à demi, car la reine sa femme, après une longue attente, ne mit au monde qu’une fille.

«Je suis cette malheureuse princesse. Mon père eut plus de chagrin que de joie de ma naissance; mais il se soumit à la volonté de Dieu. Il me fit élever avec tout le soin imaginable, résolu, puisqu’il n’avait point de fils, à m’apprendre l’art de régner et à me faire occuper sa place après lui.

«Un jour qu’il prenait le divertissement de la chasse, il aperçut un âne sauvage. Il le poursuit, il se sépare du gros de la chasse, et son ardeur l’emporta si loin que, sans songer qu’il s’égarait, il courut jusqu’à la nuit. Alors il descendit de cheval, et s’assit à l’entrée d’un bois dans lequel il avait remarqué que l’âne s’était jeté. À peine le jour venait de se fermer, qu’il aperçut entre les arbres une lumière qui lui fit juger qu’il n’était pas loin de quelque village. Il s’en réjouit dans l’espérance d’y aller passer la nuit, et d’y trouver quelqu’un qu’il pût envoyer aux gens de sa suite pour leur apprendre où il était. Il se leva et marcha vers la lumière, qui lui servait de fanal pour se conduire.

«Il connut bientôt qu’il s’était trompé: cette lumière n’était autre chose qu’un feu allumé dans une cabane. Il s’en approche, et voit avec étonnement un grand homme noir, ou plutôt un géant épouvantable qui était assis sur un sofa. Le monstre avait devant lui une grosse cruche de vin, et faisait rôtir sur des charbons un bœuf qu’il venait d’écorcher. Tantôt il portait la cruche à sa bouche, et tantôt il dépeçait ce bœuf et en mangeait des morceaux. Mais ce qui attira le plus l’attention du roi mon père, fut une très-belle femme qu’il aperçut dans la cabane. Elle paraissait plongée dans une profonde tristesse; elle avait les mains liées, et l’on voyait à ses pieds un petit enfant de deux ou trois ans qui, comme s’il eût déjà senti les malheurs de sa mère, pleurait sans relâche et faisait retentir l’air de ses cris.

«Mon père, frappé de cet objet pitoyable, fut d’abord tenté d’entrer dans la cabane et d’attaquer le géant; mais faisant réflexion que ce combat serait trop inégal, il s’arrêta et résolut, puisque ses forces ne suffisaient pas, de s’en défaire par surprise. Cependant le géant, après avoir vidé la cruche et mangé plus de la moitié du bœuf, se tourna vers la femme et lui dit: «Belle princesse, pourquoi m’obligez-vous par votre opiniâtreté à vous traiter avec rigueur? Il ne tient qu’à vous d’être heureuse. Vous n’avez qu’à prendre la résolution de m’aimer et de m’être fidèle, et j’aurai pour vous des manières plus douces. – Ô satyre affreux! répondit la dame, n’espère pas que le temps diminue l’horreur que j’ai pour toi. Tu seras toujours un monstre à mes yeux.» Ces mots furent suivis de tant d’injures, que le géant en fut irrité. «C’en est trop! s’écria-t-il d’un ton furieux, mon amour méprisé se convertit en rage. Ta haine excite enfin la mienne; je sens qu’elle triomphe de mes désirs, et que je souhaite ta mort avec plus d’ardeur que je n’ai souhaité ta possession.» En achevant ces paroles, il prend cette femme par les cheveux, il la tient d’une main en l’air, et de l’autre, tirant son sabre, il s’apprête à lui couper la tête, lorsque le roi mon père décoche une flèche et perce l’estomac du géant, qui chancelle et tombe aussitôt sans vie.

«Mon père entra dans la cabane; il délia les mains de la femme, lui demanda qui elle était et par quelle aventure elle se trouvait là. «Seigneur, lui répondit-elle, il y a sur le rivage de la mer quelques familles sarrasines qui ont pour chef un prince qui est mon mari. Ce géant que vous venez de tuer était un de ses principaux officiers. Ce misérable conçut pour moi une passion violente qu’il prit grand soin de cacher jusqu’à ce qu’il pût trouver une occasion favorable d’exécuter le dessein qu’il forma de m’enlever. La fortune favorise plus souvent les entreprises injustes que les bonnes résolutions. Un jour le géant me surprit avec mon enfant dans un lieu écarté; il nous enleva tous deux, et pour rendre inutiles toutes les perquisitions qu’il jugeait bien que mon mari ferait de ce rapt, il s’éloigna du pays qu’habitent les Sarrasins, et nous amena jusque dans ce bois, où il me retient depuis quelques jours. Quelque déplorable pourtant que soit ma destinée, je ne laisse pas de sentir une secrète consolation quand je pense que ce géant, tout brutal et tout amoureux qu’il ait été, n’a point employé la violence pour obtenir ce que j’ai toujours refusé à ses prières. Ce n’est pas qu’il ne m’ait cent fois menacée qu’il en viendrait aux plus fâcheuses extrémités s’il ne pouvait vaincre autrement ma résistance, et je vous avoue que tout à l’heure, quand j’ai excité sa colère par mes discours, j’ai moins craint pour ma vie que pour mon honneur.