«Voilà, seigneur, continua la femme du prince des Sarrasins, voilà mon histoire, et je ne doute point que vous ne me trouviez assez digne de pitié pour ne vous pas repentir de m’avoir si généreusement secourue. – Oui, madame, lui dit mon père, vos malheurs m’ont attendri, j’en suis vivement touché; mais il ne tiendra pas à moi que votre sort ne devienne meilleur. Demain, dès que le jour aura dissipé les ombres de la nuit, nous sortirons de ce bois, nous chercherons le chemin de la grande ville de Deryabar, dont je suis le souverain, et, si vous l’avez pour agréable, vous logerez dans mon palais jusqu’à ce que le prince votre époux vous vienne réclamer.»
«La dame sarrasine accepta la proposition, et suivit, le jour suivant, le roi mon père, qui trouva à la sortie du bois tous ses officiers, qui avaient passé la nuit à le chercher et qui étaient fort en peine de lui. Ils furent aussi ravis de le retrouver qu’étonnés de le voir avec une dame dont la beauté les surprit. Il leur conta de quelle manière il l’avait rencontrée, et le péril qu’il avait couru en s’approchant de la cabane, où sans doute il aurait perdu la vie si le géant l’eût aperçu. Un des officiers prit la dame en croupe et un autre porta l’enfant.
«Ils arrivèrent dans cet équipage au palais du roi mon père, qui donna un logement à la belle Sarrasine et fit élever son enfant avec beaucoup de soin. La dame ne fut pas insensible aux bontés du roi, elle eut pour lui toute la reconnaissance qu’il pouvait souhaiter. Elle avait paru d’abord assez inquiète et impatiente de ce que son mari ne la réclamait point, mais peu à peu elle perdit son inquiétude; les déférences que mon père avait pour elle charmèrent son impatience, et je crois qu’elle eût enfin su plus mauvais gré à la fortune de la rapprocher de ses parents que de l’en avoir éloignée.
«Cependant le fils de cette dame devint grand. Il était fort bien fait, et comme il ne manquait pas d’esprit, il trouva moyen de plaire au roi mon père, qui prit pour lui beaucoup d’amitié. Tous les courtisans s’en aperçurent, et jugèrent que ce jeune homme pourrait m’épouser. Dans cette pensée, et le regardant déjà comme l’héritier de la couronne, ils s’attachaient à lui et chacun s’efforçait de gagner sa confiance. Il pénétra le motif de leur attachement, il s’en applaudit, et, oubliant la distance qui était entre nos conditions, il se flatta de l’espérance qu’en effet mon père l’aimait assez pour préférer son alliance à celle de tous les princes du monde. Il fit plus, le roi tardant trop à son gré à lui offrir ma main, il eut la hardiesse de la lui demander. Quelque châtiment que méritât son audace, mon père se contenta de lui dire qu’il avait d’autres vues sur moi, et ne lui en fit pas plus mauvais visage. Le jeune homme fut irrité de ce refus. Cet orgueilleux se sentit aussi choqué du mépris qu’on faisait de sa recherche que s’il eût demandé une fille du commun, ou qu’il eût été d’une naissance égale à la mienne. Il n’en demeura pas là. Il résolut de se venger du roi, et, par une ingratitude dont il est peu d’exemples, il conspira contre lui. Il le poignarda, et se fit proclamer roi de Deryabar par un grand nombre de personnes mécontentes dont il sut ménager le chagrin. Son premier soin, dès qu’il se vit défait de mon père, fut de venir lui-même dans mon appartement à la tête d’une partie des conjurés. Son dessein était de m’ôter la vie ou de m’obliger par force à l’épouser. Mais j’eus le temps de lui échapper. Tandis qu’il était occupé à égorger mon père, le grand vizir, qui avait toujours été fidèle à son maître, vint m’arracher du palais et me mit en sûreté dans la maison d’un de ses amis, où il me retint jusqu’à ce qu’un vaisseau secrètement préparé par ses soins fût en état de faire voile. Alors je sortis de l’île accompagnée seulement d’une gouvernante et de ce généreux ministre, qui aima mieux suivre la fille de son maître et s’associer à ses malheurs que d’obéir au tyran.
«Le grand vizir se proposait de me conduire dans les cours des rois voisins, d’implorer pour moi leur assistance et de les exciter à venger la mort de mon père; mais le ciel n’approuva pas une résolution qui nous paraissait si raisonnable. Après quelques jours de navigation, il s’éleva une tempête si furieuse, que, malgré l’art de nos matelots, notre vaisseau, emporté par la violence des vents et des flots, se brisa contre un rocher. Je ne m’arrêterai point à vous faire la description de notre naufrage. Je vous peindrais mal de quelle manière ma gouvernante, le grand vizir et tous ceux qui m’accompagnaient furent engloutis dans les abîmes de la mer. La frayeur dont j’étais saisie ne me permit pas de remarquer toute l’horreur de notre sort. Je perdis le sentiment, et, soit que j’eusse été portée par quelques débris du vaisseau sur la côte, soit que le ciel, qui me réservait à d’autres malheurs, eût fait un miracle pour me sauver, quand j’eus repris mes esprits je me trouvai sur le rivage.
«Souvent les malheurs nous rendent injustes. Au lieu de remercier Dieu de la grâce particulière que j’en recevais, je ne levai les yeux au ciel que pour lui faire des reproches de m’avoir sauvée. Loin de pleurer le vizir et ma gouvernante, j’enviais leur destinée, et peu à peu ma raison cédant aux affreuses images qui la troublaient, je pris la résolution de me jeter dans la mer. J’étais prête à m’y lancer, lorsque j’entendis derrière moi un grand bruit d’hommes et de chevaux. Je tournai aussitôt la tête pour voir ce que c’était, et je vis plusieurs cavaliers armés, parmi lesquels il y en avait un monté sur un cheval arabe. Celui-là portait une robe brodée d’argent avec une ceinture de pierreries, et il avait une couronne d’or sur la tête. Quand je n’aurais pas jugé à son habillement que c’était le maître des autres, je m’en serais aperçu à l’air de grandeur qui était répandu dans toute sa personne. C’était un jeune homme parfaitement bien fait et plus beau que le jour. Surpris de voir en cet endroit une jeune dame seule, il détacha quelques-uns de ses officiers pour me venir demander qui j’étais. Je ne leur répondis que par des pleurs. Comme le rivage était couvert des débris de notre vaisseau, ils jugèrent qu’un navire venait de se briser sur la côte, et que j’étais sans doute une personne échappée du naufrage. Cette conjecture et la vive douleur que je faisais paraître irritèrent la curiosité des officiers, qui commencèrent à me faire mille questions, en réassurant que leur roi était un prince généreux, et que je trouverais dans sa cour de la consolation.
«Leur roi, impatient d’apprendre qui je pouvais être, s’ennuya d’attendre le retour de ses officiers; il s’approcha de moi. Il me regarda avec beaucoup d’attention, et comme je ne cessais pas de pleurer et de m’affliger sans pouvoir répondre à ceux qui m’interrogeaient, il leur défendit de me fatiguer davantage par leurs questions, et s’adressant à moi: «Madame, me dit-il, je vous conjure de modérer l’excès de votre affliction. Si le ciel en colère vous fait éprouver sa rigueur, faut-il pour cela vous abandonner au désespoir? Ayez, je vous prie, plus de fermeté. La fortune qui vous persécute est inconstante. Votre sort peut changer. J’ose même vous assurer que si vos malheurs peuvent être soulagés, ils le seront dans mes états. Je vous offre mon palais. Vous demeurerez auprès de la reine ma mère, qui s’efforcera par ses bons traitements d’adoucir vos peines. Je ne sais point encore qui vous êtes, mais je sens que je m’intéresse déjà pour vous.»