«Je remerciai ce jeune roi de ses bontés. J’acceptai les offres obligeantes qu’il me faisait, et pour lui montrer que je n’en étais pas indigne, je lui découvris ma condition. Je lui peignis l’audace du jeune Sarrasin, et je n’eus besoin que de raconter simplement mes malheurs pour exciter sa compassion et celle de tous ses officiers qui m’écoutaient. Le prince, après que j’eus cessé de parler, reprit la parole et m’assura de nouveau qu’il prenait beaucoup de part à mon infortune. Il me conduisit ensuite à son palais, où il me présenta à la reine sa mère. Il fallut là recommencer le récit de mes aventures et renouveler mes larmes. La reine se montra très-sensible à mes chagrins, et conçut pour moi une tendresse extrême. Le roi, son fils, de son côté, devint éperdument amoureux de moi, et m’offrit bientôt sa couronne et sa main. J’étais encore si occupée de mes disgrâces, que le prince, tout aimable qu’il était, ne fit pas sur moi toute l’impression qu’il aurait pu faire dans un autre temps. Cependant, pénétrée de reconnaissance, je ne refusai point de faire son bonheur. Notre mariage se fit avec toute la pompe imaginable.
«Pendant que tout le peuple était occupé à célébrer les noces de son souverain, un prince voisin et ennemi vint une nuit faire une descente dans l’île avec un grand nombre de combattants. Ce redoutable ennemi était le roi de Zanguebar. Il surprit tout le monde, et tailla en pièces tous les sujets du prince mon mari. Peu s’en fallut qu’il ne nous prît tous deux, car il était déjà dans le palais avec une partie de ses gens; mais nous trouvâmes moyen de nous sauver et de gagner le bord de la mer, où nous nous jetâmes dans une barque de pêcheurs que nous eûmes le bonheur de rencontrer. Nous voguâmes au gré des vents pendant deux jours sans savoir ce que nous deviendrions. Le troisième, nous aperçûmes un vaisseau qui venait à nous à toutes voiles. Nous nous en réjouîmes d’abord, parce que nous nous imaginâmes que c’était un vaisseau marchand qui pourrait nous recevoir; mais nous fûmes dans un étonnement que je ne puis vous exprimer, lorsque, s’étant approché de nous, dix ou douze corsaires armés parurent sur le tillac. Ils vinrent à l’abordage, cinq ou six d’entre eux se jetèrent dans notre barque, se saisirent de nous deux, lièrent le prince mon mari, et nous firent passer dans leur vaisseau, où d’abord ils m’ôtèrent mon voile. Ma jeunesse et mes traits les frappèrent. Tous ces pirates témoignent qu’ils sont charmés de ma vue. Au lieu de tirer au sort, chacun prétend avoir la préférence, et que je devienne sa proie. Ils s’échauffent, ils en viennent aux mains, ils combattent comme des furieux. Le tillac, en un moment, est couvert de corps morts. Enfin ils se tuèrent tous à la réserve d’un seul, qui, se voyant maître de ma personne, me dit: «Vous êtes à moi. Je vais vous conduire au Caire pour vous livrer à un de mes amis, à qui j’ai promis une belle esclave. Mais, ajouta-t-il en regardant le roi mon époux, qui est cet homme-là? quels liens l’attachent à vous? sont-ce ceux du sang ou ceux de l’amour? – Seigneur, lui répondis-je, c’est mon mari. – Cela étant, reprit le corsaire, il faut que je m’en défasse par pitié. Il souffrirait trop de vous voir entre les bras de mon ami.» À ces mots, il prit ce malheureux prince, qui était lié, et le jeta dans la mer, malgré tous les efforts que je pus faire pour l’en empêcher.
«Je poussai des cris effroyables à cette cruelle action, et je me serais indubitablement précipitée dans les flots si le pirate ne m’eût retenue. Il vit bien que je n’avais point d’autre envie. C’est pourquoi il me lia avec des cordes au grand mât, et puis, mettant à la voile, il cingla vers la terre, où il alla descendre. Il me détacha, me mena jusqu’à une petite ville où il acheta des chameaux, des tentes et des esclaves, et prit ensuite la route du Caire, dans le dessein, disait-il toujours, de m’aller présenter à son ami et dégager sa parole.
«Il y avait déjà plusieurs jours que nous étions en marche, lorsqu’en passant hier par cette plaine, nous aperçûmes le nègre qui habitait ce château. Nous le prîmes de loin pour une tour, et lorsqu’il fut près de nous, à peine pouvions-nous croire que ce fût un homme. Il tira son large cimeterre et somma le pirate de se rendre prisonnier avec tous ses esclaves et la dame qu’il conduisait. Le corsaire avait du courage, et, secondé de tous ses esclaves, qui promirent de lui être fidèles, il attaqua le nègre. Le combat dura longtemps. Mais le pirate tomba sous les coups de son ennemi aussi bien que tous ses esclaves, qui aimèrent mieux mourir que de l’abandonner. Après cela, le nègre m’emmena dans ce château, où il apporta le corps du pirate, qu’il mangea à son souper. Sur la fin de cet horrible repas, il me dit, voyant que je ne faisais que pleurer: «Jeune dame, dispose-toi à combler mes désirs, au lieu de t’affliger ainsi. Cède de bonne grâce à la nécessité. Je te donne jusqu’à demain à faire tes réflexions. Que je te revoie toute consolée de tes malheurs et ravie d’être réservée à mon lit.» En achevant ces paroles, il me conduisit lui-même dans une chambre et se coucha dans la sienne, après avoir fermé lui-même les portes du château. Il les a ouvertes ce matin et refermées aussitôt pour courir après quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin. Mais il faut qu’ils lui aient échappé, puisqu’il revenait seul et sans leurs dépouilles lorsque vous l’avez attaqué.»
La princesse n’eut pas plutôt achevé le récit de ses aventures, que Codadad lui témoigna qu’il était vivement touché de ses malheurs.» Mais, madame, ajouta-t-il, il ne tiendra qu’à vous de vivre désormais tranquillement. Les fils du roi de Harran vous offrent un asile dans la cour de leur père; acceptez-le, de grâce. Vous y serez chérie de ce prince et respectée de tout le monde; et, si vous ne dédaignez pas la foi de votre libérateur, souffrez que je vous la présente et que je vous épouse devant tous ces princes. Qu’ils soient témoins de notre engagement.» La princesse y consentit, et dès le jour même ce mariage se fit dans le château, où ils trouvèrent toutes sortes de provisions. Les cuisines étaient pleines de viandes et d’autres mets, dont le nègre avait coutume de se nourrir lorsqu’il était rassasié de chair humaine. Il y avait aussi beaucoup de fruits, tous excellents dans leurs espèces, et, pour comble de délices, une grande quantité de liqueurs et de vins exquis.
Ils se mirent tous à table, et après avoir bien mangé et bien bu, ils emportèrent tout le reste des provisions, et sortirent du château dans le dessein de se rendre à la cour du roi de Harran. Ils marchèrent plusieurs jours, campant dans les endroits les plus agréables qu’ils pouvaient trouver, et ils n’étaient plus qu’à une journée de Harran lorsque, s’étant arrêtés et achevant de boire leur vin, comme gens qui ne se souciaient plus de le ménager, Codadad prit la parole: «Princes, dit-il, c’est trop longtemps vous cacher qui je suis. Vous voyez votre frère Codadad. Je dois le jour aussi bien que vous au roi de Harran. Le prince de Samarie m’a élevé, et la princesse Pirouzé est ma mère. Madame, ajouta-t-il en s’adressant à la princesse de Deryabar, pardon si je vous ai fait aussi un mystère de ma naissance. Peut-être qu’en vous la découvrant plus tôt j’aurais prévenu quelques réflexions désagréables qu’un mariage que vous avez cru inégal vous a pu faire faire. – Non, seigneur, lui répondit la princesse, les sentiments que vous m’avez d’abord inspirés se sont fortifiés de moment en moment, et pour faire mon bonheur, vous n’avez pas besoin de cette origine que vous me découvrez.»
Les princes félicitèrent Codadad sur sa naissance, et lui en témoignèrent beaucoup de joie; mais dans le fond de leur cœur, au lieu d’en être bien aises, leur haine pour un si aimable frère ne fit que s’augmenter. Ils s’assemblèrent la nuit et se retirèrent dans un lieu écarté pendant que Codadad et la princesse sa femme goûtaient, sous leur tente, la douceur du sommeil. Ces ingrats, ces envieux frères, oubliant que sans le courageux fils de Pirouzé ils seraient tous devenus la proie du nègre, résolurent entre eux de l’assassiner. «Nous n’avons pas d’autre parti à prendre, dit l’un de ces méchants; dès que mon père saura que cet étranger qu’il aime tant est son fils, et qu’il a eu assez de force pour terrasser lui seul un géant que nous n’avons pu vaincre tous ensemble, il l’accablera de caresses, il lui donnera mille louanges, et le déclarera son héritier au mépris de tous ses autres fils, qui seront obligés de se prosterner devant leur frère et de lui obéir.» À ces paroles il en ajouta d’autres qui firent tant d’impression sur tous ces esprits jaloux, qu’ils allèrent sur-le-champ trouver Codadad endormi. Ils le percèrent de mille coups de poignard, et le laissant sans sentiment dans les bras de la princesse, ils partirent pour se rendre à la ville de Harran, où ils arrivèrent le lendemain.