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Leur arrivée causa d’autant plus de joie au roi leur père, qu’il désespérait de les revoir. Il leur demanda la cause de leur retardement, mais ils se gardèrent bien de la lui dire; ils ne firent aucune mention du nègre ni de Codadad, et dirent seulement que, n’ayant pu résister à la curiosité de voir le pays, ils s’étaient arrêtés dans quelques villes voisines.

Cependant Codadad, noyé dans son sang et peu différent d’un homme mort, était sous sa tente avec la princesse sa femme, qui ne paraissait guère moins à plaindre que lui. Elle remplissait l’air de cris pitoyables, elle s’arrachait les cheveux, et mouillant de ses pleurs le corps de son mari: «Ah, Codadad! s’écriait-elle à tous moments, mon cher Codadad, est-ce toi que je vois prêt à passer chez les morts? Quelles cruelles mains t’ont réduit en l’état où tu es? Croirais-je que ce sont tes propres frères qui t’ont si impitoyablement déchiré! tes frères que ta valeur a sauvés! Non, ce sont plutôt des démons qui, sous des traits si chers, sont venus t’arracher la vie. Ah, barbares! qui que vous soyez, avez-vous bien pu payer d’une si noire ingratitude le service qu’il vous a rendu! Mais pourquoi m’en prendre à tes frères, malheureux Codadad? C’est à moi seule que je dois imputer ta mort! Tu as voulu joindre ta destinée à la mienne, et toute l’infortune que je traîne avec moi, depuis que je suis sortie du palais de mon père, s’est répandue sur toi. Ô ciel! qui m’avez condamnée à mener une vie errante et pleine de disgrâces, si vous ne voulez pas que j’aie d’époux, pourquoi souffrez-vous que j’en trouve? En voilà deux que vous m’ôtez dans le temps que je commence à m’attacher à eux.»

C’était par de semblables discours et de plus touchants encore que la déplorable princesse de Deryabar exprimait sa douleur en regardant l’infortuné Codadad, qui ne pouvait l’entendre. Il n’était pourtant pas mort, et sa femme ayant pris garde qu’il respirait encore, courut vers un gros bourg qu’elle aperçut dans la plaine, pour y chercher un chirurgien. On lui en enseigna un qui partit sur-le-champ avec elle; mais quand ils furent sous la tente, ils n’y trouvèrent point Codadad, ce qui leur fit juger que quelque bête sauvage l’avait emporté pour le dévorer. La princesse recommença ses plaintes et ses lamentations de la manière du monde la plus pitoyable. Le chirurgien en fut attendri, et ne voulant pas l’abandonner dans l’état affreux où il la voyait, il lui proposa de retourner dans le bourg, et lui offrit sa maison et ses services.

Elle se laissa entraîner. Le chirurgien l’emmena chez lui, et, sans savoir encore qui elle était, la traita avec toute la considération et tout le respect imaginables. Il tâchait par ses discours de la consoler, mais il avait beau combattre sa douleur, il ne faisait que l’aigrir au lieu de la soulager. «Madame, lui dit-il un jour, apprenez-moi, de grâce, tous vos malheurs; dites-moi de quel pays et de quelle condition vous êtes. Peut-être que je vous donnerai de bons conseils quand je serai instruit de toutes les circonstances de votre infortune. Vous ne faites que vous affliger, sans songer que l’on peut trouver des remèdes aux maux les plus désespérés.»

Le chirurgien parla avec tant d’éloquence qu’il persuada la princesse. Elle lui raconta toutes ses aventures, et lorsqu’elle en eut achevé le récit, le chirurgien reprit la parole: «Madame, dit-il, puisque les choses sont ainsi, permettez-moi de vous représenter que vous ne devez point vous abandonner à votre affliction; vous devez plutôt vous armer de constance, et faire ce que le nom et le devoir d’une épouse exigent de vous. Vous devez venger votre mari. Je vais, si vous le souhaitez, vous servir d’écuyer. Allons à la cour du roi de Harran. Ce prince est bon et très-équitable. Vous n’avez qu’à lui peindre avec de vives couleurs le traitement que le prince Codadad a reçu de ses frères, je suis persuadé qu’il vous fera justice. – Je cède à ces raisons, répondit la princesse. Oui, je dois entreprendre la vengeance de Codadad, et puisque vous êtes assez obligeant et assez généreux pour vouloir m’accompagner, je suis prête à partir.» Elle n’eut pas sitôt pris cette résolution, que le chirurgien fit préparer deux chameaux, sur lesquels la princesse et lui se mirent en chemin et se rendirent à la ville de Harran.

Ils allèrent descendre au premier caravansérail qu’ils rencontrèrent. Ils demandèrent à l’hôte des nouvelles de la cour. «Elle est, leur dit-il, dans une assez grande inquiétude. Le roi avait un fils qui, comme un inconnu, a demeuré près de lui fort longtemps, et l’on ne sait ce qu’est devenu ce jeune prince. Une femme du roi, nommée Pirouzé, en est la mère. Elle en a fait faire mille perquisitions qui ont été inutiles. Tout le monde est touché de la perte de ce prince, car il avait beaucoup de mérite. Le roi a quarante-neuf autres fils, tous sortis de mères différentes, mais il n’y en a pas un qui ait assez de vertu pour consoler le roi de la mort de Codadad; je dis de sa mort, parce qu’il n’est pas possible qu’il vive encore, puisqu’on ne l’a pu trouver malgré toutes les recherches qu’on en a faites.»

Sur le rapport de l’hôte, le chirurgien jugea que la princesse de Deryabar n’avait point d’autre parti à prendre que d’aller se présenter à Pirouzé; mais cette démarche n’était pas sans péril et demandait beaucoup de précautions. Il était à craindre que si les fils du roi de Harran apprenaient l’arrivée et le dessein de leur belle-sœur, ils ne la fissent enlever avant qu’elle pût parler à la mère de Codadad. Le chirurgien fit toutes ces réflexions et se représenta ce qu’il risquait lui-même. C’est pourquoi, voulant se conduire prudemment dans cette conjoncture, il pria la princesse de demeurer au caravansérail pendant qu’il irait au palais reconnaître les chemins par où il pourrait sûrement la faire parvenir jusqu’à Pirouzé.

Il alla donc dans la ville, et il marchait vers le palais comme un homme attiré seulement par la curiosité de voir la cour, lorsqu’il aperçut une dame montée sur une mule richement enharnachée; elle était suivie de plusieurs demoiselles, aussi montées sur des mules, et d’un très-grand nombre de gardes et d’esclaves noirs. Tout le peuple se rangeait en haie pour la voir passer, et la saluait en se prosternant la face contre terre. Le chirurgien la salua de la même manière, et demanda ensuite à un calender qui se trouva près de lui si cette dame était une femme du roi. «Oui, frère, lui dit le calender, c’est une de ses femmes, et celle qui est la plus honorée et la plus chérie du peuple, parce qu’elle est mère du prince Codadad, dont vous devez avoir ouï parler.»