Le chirurgien n’en voulut pas savoir davantage. Il suivit Pirouzé jusqu’à une mosquée où elle entra pour distribuer des aumônes et assister aux prières publiques que le roi avait ordonnées pour demander à Dieu le retour de Codadad. Le peuple, qui s’intéressait extrêmement à la destinée de ce jeune prince, courait en foule joindre ses vœux aux prières des prêtres, de sorte que la mosquée était remplie de monde. Le chirurgien fendit la presse et s’avança jusqu’aux gardes de Pirouzé. Il entendit toutes les prières, et lorsque cette princesse sortit, il aborda un des esclaves, et lui dit à l’oreille: «Frère, j’ai un secret important à révéler à la princesse Pirouzé; ne pourrais-je point, par votre moyen, être introduit dans son appartement? – Si ce secret, répondit l’esclave, regarde le prince Codadad, j’ose vous promettre que dès aujourd’hui vous aurez d’elle l’audience que vous souhaitez; mais si ce secret ne le regarde point, il est inutile que vous cherchiez à vous faire présenter à la princesse, car elle n’est occupée que de son fils, et elle ne veut point entendre parler d’autre chose. – Ce n’est que de ce cher fils que je veux l’entretenir, reprit le chirurgien. – Cela étant, dit l’esclave, vous n’avez qu’à nous suivre jusqu’au palais, et vous lui parlerez bientôt.»
Effectivement, lorsque Pirouzé fut retournée dans son appartement, cet esclave lui dit qu’un homme inconnu avait quelque chose d’important à lui communiquer, et que le prince Codadad y était intéressé. Il n’eut pas plutôt prononcé ces paroles, que Pirouzé témoigna une vive impatience de voir cet homme inconnu. L’esclave le fit aussitôt entrer dans le cabinet de la princesse, qui écarta toutes ses femmes à la réserve de deux pour qui elle n’avait rien de caché. Dès qu’elle aperçut le chirurgien, elle lui demanda avec précipitation quelles nouvelles de Codadad il avait à lui annoncer. «Madame, répondit le chirurgien après s’être prosterné la face contre terre, j’ai une longue histoire à vous raconter, et des choses sans doute qui vous surprendront.» Alors il lui dit un détail de tout ce qui s’était passé entre Codadad et ses frères, ce qu’elle écouta avec une attention avide; mais quand il vint à parler de l’assassinat, cette tendre mère, comme si elle se fût senti frapper des mêmes coups que son fils, tomba évanouie sur un sofa. Ses deux femmes la secoururent promptement et lui firent reprendre ses esprits. Le chirurgien continua son récit. Lorsqu’il eut achevé, cette princesse lui dit: «Allez retrouver la princesse de Deryabar, et l’assurez de ma part que le roi la reconnaîtra bientôt pour sa belle-fille, et à votre égard, soyez persuadé que vos services seront bien récompensés.»
Après que le chirurgien fut sorti, Pirouzé demeura sur le sofa dans l’accablement qu’on peut s’imaginer, et s’attendrissant au souvenir de Codadad: «Ô mon fils! disait-elle, me voilà donc pour jamais privée de ta vue! Lorsque je te laissai partir de Samarie pour venir dans cette cour et que je reçus tes adieux, hélas! je ne croyais pas qu’une mort funeste t’attendît loin de moi. Ô malheureux Codadad! pourquoi m’as-tu quittée? Tu n’aurais pas, à la vérité, acquis tant de gloire, mais tu vivrais encore et tu ne coûterais pas tant de pleurs à ta mère.» En disant ces paroles elle pleurait amèrement, et ses deux confidentes, touchées de sa douleur, mêlaient leurs larmes avec les siennes.
Pendant qu’elles s’affligeaient comme à l’envi toutes trois, le roi entra dans le cabinet, et les voyant en cet état, il demanda à Pirouzé si elle avait reçu de tristes nouvelles de Codadad. «Ah, seigneur! lui dit-elle, c’en est fait, mon fils a perdu la vie, et, pour comble d’affliction, je ne puis lui rendre les honneurs de la sépulture, car, selon toutes les apparences, des bêtes sauvages l’ont dévoré.» En même temps elle raconta tout ce que le chirurgien lui avait appris, et elle ne manqua pas de s’étendre sur la manière cruelle dont Codadad avait été assassiné par ses frères.
Le roi ne donne pas le temps à Pirouzé d’achever son récit; il se sent enflammé de colère, et cédant à son transport: «Madame, dit-il à la princesse, les perfides qui font couler vos larmes, et qui causent à leur père une douleur mortelle, vont éprouver un juste châtiment.» En parlant ainsi, ce prince, la fureur peinte en ses yeux, se rend dans la salle d’audience, où étaient tous ses courtisans et ceux d’entre le peuple qui avaient quelque prière à lui faire. Ils sont tous étonnés de le voir paraître d’un air furieux. Ils jugent qu’il est en colère contre son peuple. Leurs cœurs sont glacés d’effroi. Il monte sur son trône, et faisant approcher son grand vizir: «Hassan, lui dit-il, j’ai un ordre à te donner: va tout à l’heure prendre mille soldats de ma garde, et arrête tous les princes mes fils. Enferme-les dans la tour destinée à servir de prison aux assassins, et que cela soit fait dans un moment.» À cet ordre extraordinaire, tous ceux qui étaient présents frémirent, et le grand vizir, sans répondre un seul mot, mit la main sur sa tête pour montrer qu’il était prêt à obéir, et sortit de la salle pour aller s’acquitter d’un emploi dont il était fort surpris. Cependant le roi renvoya les personnes qui venaient lui demander audience, et déclara que d’un mois il ne voulait entendre parler d’aucune affaire. Il était encore dans la salle quand le vizir revint.» Hé bien, vizir, lui dit ce prince, tous mes fils sont-ils dans la tour? – Oui, sire, répondit le ministre, vous êtes obéi. – Ce n’est pas tout, reprit le roi, j’ai encore un autre ordre à te donner.» En disant cela, il sortit de la salle d’audience, et retourna dans l’appartement de Pirouzé avec le vizir, qui le suivait. Il demanda à cette princesse où était logée la veuve de Codadad. Les femmes de Pirouzé le dirent, car le chirurgien ne l’avait pas oublié dans son récit. Alors le roi se tournant vers son ministre: «Va, lui dit-il, dans ce caravansérail, et amène ici une jeune princesse qui y loge. Mais traite-la avec tout le respect dû à une personne de son rang.»
Le vizir ne fut pas longtemps à faire ce qu’on lui ordonnait. Il monta à cheval avec tous les émirs et les autres courtisans, et se rendit au caravansérail où était la princesse de Deryabar, à laquelle il exposa son ordre, et lui présenta de la part du roi une belle mule blanche qui avait une selle et une bride d’or parsemées de rubis et d’émeraudes. Elle monta dessus, et au milieu de tous ces seigneurs, elle prit le chemin du palais. Le chirurgien l’accompagnait aussi, monté sur un beau cheval tartare que le vizir lui avait fait donner. Tout le peuple était aux fenêtres ou dans les rues pour voir passer une si magnifique cavalcade, et comme on répandait que cette princesse que l’on conduisait si pompeusement à la cour était femme de Codadad, ce ne fut qu’acclamations; l’air retentit de mille cris de joie, qui se seraient sans doute tournés en gémissements si l’on avait su la fatale aventure de ce jeune prince, tant il était aimé de tout le monde.
La princesse de Deryabar trouva le roi qui l’attendait à la porte du palais pour la recevoir. Il la prit par la main et la conduisit à l’appartement de Pirouzé, où il se passa une scène fort touchante. La femme de Codadad sentit renouveler son affliction à la vue du père et de la mère de son mari, comme le père et la mère ne purent voir l’épouse de leur fils sans être fort agités. Elle se jeta aux pieds du roi, et après les avoir baignés de larmes, elle fut saisie d’une si vive douleur, qu’elle n’eut pas la force de parler. Pirouzé n’était pas dans un état moins déplorable; elle paraissait pénétrée de ses déplaisirs, et le roi, frappé de ces objets touchants, s’abandonna à sa propre faiblesse. Ces trois personnes, confondant leurs soupirs et leurs pleurs, gardèrent quelque temps un silence aussi tendre que pitoyable. Enfin la princesse de Deryabar, étant revenue de son accablement, raconta l’aventure du château et le malheur de Codadad. Ensuite elle demanda justice de la trahison des princes. «Oui, madame, lui dit le roi, ces ingrats périront; mais il faut auparavant faire publier la mort de Codadad, afin que le supplice de ses frères ne révolte point mes sujets. D’ailleurs, quoique nous n’ayons pas le corps de mon fils, ne laissons pas de lui rendre les derniers devoirs.» À ces mots, il s’adressa à son vizir, et lui ordonna de faire bâtir un dôme de marbre blanc dans une belle plaine au milieu de laquelle la ville de Harran est bâtie, et cependant il donna dans son palais un très-bel appartement à la princesse de Deryabar, qu’il reconnut pour sa belle-fille.