Après le dessert, enfin, la fée Pari-Banou et le prince Ahmed s’éloignèrent de la table, qui fut emportée sur-le-champ, et s’assirent sur le sofa à leur commodité, le dos appuyé de coussins d’étoffe de soie, à grands fleurons de différentes couleurs, ouvrage à l’aiguille d’une grande délicatesse. Aussitôt un grand nombre de génies et de fées entrèrent dans la salle et commencèrent un bal des plus surprenants, qu’ils continuèrent jusqu’à ce que la fée et le prince Ahmed se levèrent. Alors les génies et les fées, en continuant de danser, sortirent de la salle et marchèrent devant les nouveaux mariés jusqu’à la porte de la chambre où le lit nuptial était préparé. Quand ils y furent arrivés, ils se rangèrent en haie pour les laisser entrer, après quoi ils se retirèrent et les laissèrent dans la liberté de se coucher.
La fête des noces fut continuée le lendemain, ou plutôt les jours qui en suivirent la célébration furent une fête continuelle, que la fée Pari-Banou, à qui la chose était aisée, sut diversifier par de nouveaux ragoûts et de nouveaux mets dans les festins, de nouveaux concerts, de nouvelles danses, de nouveaux spectacles et de nouveaux divertissements, tous si extraordinaires, que le prince Ahmed n’eût pu se les imaginer en toute sa vie parmi les hommes, quand elle eût été de mille ans.
L’intention de la fée ne fut pas seulement de donner au prince des marques essentielles de la sincérité de son amour et de l’excès de sa passion par tant d’endroits: elle voulut aussi lui faire connaître par-là que, comme il n’avait plus rien à prétendre à la cour du sultan son père et en aucun endroit du monde, sans parler de sa beauté ni des charmes qui l’accompagnaient, il ne trouverait rien de comparable au bonheur dont il jouissait auprès d’elle, afin qu’il s’attachât à elle entièrement, et que jamais il ne s’en séparât. Elle réussit parfaitement dans ce qu’elle s’était proposé: l’amour du prince Ahmed ne diminua pas par la possession, il augmenta à un point qu’il n’était plus en son pouvoir de cesser de l’aimer quand elle-même elle eût pu se résoudre à ne plus l’aimer.
Au bout de six mois, le prince Ahmed, qui avait toujours aimé et honoré le sultan son père, conçut un grand désir d’apprendre de ses nouvelles, et comme il ne pouvait le satisfaire qu’en s’absentant pour en aller apprendre lui-même, il en parla à Pari-Banou dans un entretien, et il la pria de vouloir bien le lui permettre. Ce discours alarma la fée, et elle craignit que ce ne fût un prétexte pour l’abandonner. Elle lui dit: «En quoi puis-je vous avoir donné du mécontentement, pour vous obliger de me demander cette permission? Serait-il possible que vous eussiez oublié que vous m’avez donné votre foi, et que vous ne m’aimassiez plus, moi qui vous aime si passionnément? Vous devez en être bien persuadé par les marques que je ne cesse de vous en donner.
«- Ma reine, reprit le prince Ahmed, je suis très-convaincu de votre amour et je m’en rendrais indigne si je ne vous en témoignais pas ma reconnaissance par un amour réciproque. Si vous êtes offensée de ma demande, je vous supplie de me la pardonner, il n’y a pas de réparation que je ne sois prêt à vous en faire. Je ne l’ai pas faite pour vous déplaire, je l’ai faite uniquement par un motif de respect envers le sultan mon père, que je souhaiterais de délivrer de l’affliction où je dois l’avoir plongé par une absence si longue, affliction d’autant plus grande, comme j’ai lieu de le présumer, qu’il ne me croit plus en vie. Mais puisque vous n’agréez pas que j’aille lui donner cette consolation, je veux ce que vous voulez, et il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour vous complaire.»
Le prince Ahmed, qui ne dissimulait pas et qui l’aimait en son cœur aussi parfaitement qu’il venait de l’en assurer par ses paroles, cessa d’insister davantage sur la permission qu’il lui avait demandée, et la fée lui témoigna combien elle était satisfaite de sa soumission. Comme néanmoins il ne pouvait pas abandonner absolument le dessein qu’il s’était formé, il affecta de l’entretenir de temps en temps des belles qualités du sultan des Indes, et surtout des marques de tendresse dont il lui était obligé en son particulier, avec espérance qu’à la fin elle se laisserait fléchir.
Comme le prince Ahmed l’avait jugé, il était vrai que le sultan des Indes, au milieu des réjouissances à l’occasion des noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar, avait été affligé sensiblement de l’éloignement des deux autres princes ses fils. Il ne fut pas longtemps à être informé du parti que le prince Houssain avait pris d’abandonner le monde, et du lieu qu’il avait choisi pour y faire sa retraite. Comme un bon père, qui fait consister une partie de son bonheur à voir les enfants qui sont sortis de ses reins, particulièrement quand ils se rendent dignes de sa tendresse, il eût mieux aimé qu’il fût demeuré à la cour attaché à sa personne; comme néanmoins il ne pouvait pas désapprouver qu’il eût fait le choix de l’état de perfection auquel il s’était engagé, il supporta son absence avec patience. Il fit toutes les diligences possibles pour avoir des nouvelles du prince Ahmed; il dépêcha des courriers dans toutes les provinces de ses états, avec ordre aux gouverneurs de l’arrêter et de l’obliger à revenir à la cour; mais les soins qu’il se donna n’eurent pas le succès qu’il avait espéré, et ses peines, au lieu de diminuer, ne firent qu’augmenter. Souvent il s’en expliquait avec son grand vizir. «Vizir, disait-il, tu sais qu’Ahmed est celui des princes mes fils que j’ai toujours aimé le plus tendrement, et tu n’ignores pas les voies que j’ai prises pour parvenir à le retrouver, sans y réussir. La douleur que j’en sens est si vive que j’y succomberai à la fin si tu n’as compassion de moi. Pour peu d’égard que tu aies pour ma conservation, je te conjure de m’aider de ton secours et de tes conseils.»
Le grand vizir, non moins attaché à la personne du sultan que zélé à se bien acquitter de l’administration des affaires de l’état, en songeant aux moyens de lui apporter du soulagement, se souvint d’une magicienne dont on disait des merveilles. Il proposa de la faire venir et de la consulter. Le sultan y consentit, et le grand vizir, après l’avoir envoyé chercher, la lui amena lui-même.
Le sultan dit à la magicienne: «L’affliction où je suis depuis les noces du prince Ali, mon fils, et de la princesse Nourounnihar, ma nièce, de l’absence du prince Ahmed, est si connue et si publique que tu ne l’ignores pas sans doute. Par ton art et part ton habileté ne pourrais-tu pas me dire ce qu’il est devenu? Est-il encore en vie? où est-il? que fait-il? dois-je espérer de le revoir?»
La magicienne, pour satisfaire à ce que le sultan lui demandait, répondit: «Sire, quelque habileté que je puisse avoir dans ma profession, il ne m’est pas possible néanmoins de satisfaire sur-le-champ à la demande que Votre Majesté me fait. Mais si elle veut bien me donner du temps jusqu’à demain, je lui en donnerai la réponse.» Le sultan, en lui accordant ce délai, la renvoya avec promesse de la bien récompenser si la réponse se trouvait conforme à son souhait.