La magicienne revint le lendemain, et le grand vizir la présenta au sultan pour la seconde fois. Elle dit au sultan: «Sire, quelque diligence que j’aie apportée, en me servant des règles de mon art, pour obéir à Votre Majesté sur ce qu’elle désire savoir, je n’ai pu trouver autre chose sinon que le prince Ahmed n’est pas mort: la chose est très-certaine, et elle peut s’en assurer. Quant au lieu où il peut être, c’est ce que je n’ai pu découvrir.»
Le sultan des Indes fut obligé de se contenter de cette réponse, qui le laissa à peu près dans la même inquiétude qu’auparavant sur le sort du prince son fils.
Pour revenir au prince Ahmed, il entretint la fée Pari-Banou si souvent du sultan son père, sans parler davantage du désir qu’il avait de le voir, que cette affectation lui fit comprendre quel était son dessein. Aussi, comme elle se fut aperçue de sa retenue et de la crainte qu’il avait de lui déplaire après le refus qu’elle lui avait fait, elle inféra premièrement que l’amour qu’il avait pour elle, dont il ne cessait de lui donner des marques en toute rencontre, était sincère. Ensuite, en jugeant par elle-même de l’injustice qu’il y aurait de faire violence à un fils sur sa tendresse pour un père, en voulant le forcer à renoncer au penchant naturel qui l’y portait, elle résolut de lui accorder ce qu’elle voyait bien qu’il désirait toujours très-ardemment. Elle lui dit un jour: «Prince, la permission que vous m’aviez demandée d’aller voir le sultan votre père, m’avait donné une juste crainte que ce ne fût un prétexte pour me donner une marque de votre inconstance et pour m’abandonner, et je n’ai pas eu d’autre motif que celui-là pour vous la refuser. Mais aujourd’hui, aussi pleinement convaincue par vos actions que par vos paroles que je peux me reposer sur votre constance et sur la fermeté de votre amour, je change de sentiment et je vous accorde cette permission, sous une condition néanmoins, qui est de me jurer auparavant que votre absence ne sera pas longue, et que vous reviendrez bientôt. Cette condition ne doit pas vous faire de peine comme si je l’exigeais de vous par défiance: je ne le fais que parce que je sais qu’elle ne vous en fera pas, après la conviction où je suis, comme je viens de vous le témoigner, de la sincérité de votre amour.»
Le prince Ahmed voulut se jeter aux pieds de la fée pour lui mieux marquer combien il était pénétré de reconnaissance, mais elle l’en empêcha. «Ma sultane, dit-il, je connais tout le prix de la grâce que vous me faites, mais les paroles me manquent pour vous en remercier aussi dignement que je le souhaiterais. Suppléez à mon impuissance, je vous en conjure, et quoi que vous puissiez vous en dire à vous-même, soyez persuadée que j’en pense encore davantage. Vous avez eu raison de croire que le serment que vous exigez de moi ne me ferait pas de peine: je vous le fais d’autant plus volontiers qu’il n’est pas possible désormais que je vive sans vous. Je vais donc partir, et la diligence que j’apporterai à revenir vous fera connaître que je l’aurai fait, non pas par la crainte de me rendre parjure si j’y manquais, mais parce que j’aurai suivi mon inclination, qui est de vivre avec vous toute ma vie inséparablement; et si je m’en éloigne quelquefois sous votre bon plaisir, j’éviterai le chagrin que me pourrait causer une trop longue absence.»
Pari-Banou fut d’autant plus charmée de ces sentiments du prince, qu’ils la délivrèrent des soupçons qu’elle s’était formés contre lui, par la crainte que son empressement à vouloir aller voir le sultan des Indes ne fût un prétexte spécieux pour renoncer à la foi qu’il lui avait promise. «Prince, lui dit-elle, partez quand il vous plaira; mais auparavant, ne trouvez pas mauvais que je vous donne quelques avis sur la manière dont il est bon que vous vous comportiez dans votre voyage. Premièrement, je ne crois pas qu’il soit à propos que vous parliez de notre mariage au sultan votre père, ni de ma qualité, non plus que du lieu où vous vous êtes établi et où vous demeurez depuis que vous êtes éloigné de lui. Priez-le de se contenter d’apprendre que vous êtes heureux, que vous ne désirez rien davantage, et que le seul motif qui vous aura amené est celui de faire cesser les inquiétudes où il pouvait être au sujet de votre destinée.» Pour l’accompagner enfin, elle lui donna vingt cavaliers bien montés et équipés. Quand tout fut prêt, le prince Ahmed prit congé de la fée en l’embrassant et en renouvelant la promesse de revenir incessamment. On lui amena le cheval qu’elle lui avait fait tenir prêt: outre qu’il était richement harnaché, il était aussi plus beau et de plus grand prix qu’aucun qu’il y eût dans les écuries du sultan des Indes. Il le monta de bonne grâce avec un grand plaisir de la fée, et après lui avoir donné le dernier adieu, il partit.
Comme le chemin qui conduisait à la capitale des Indes n’était pas long, le prince Ahmed mit peu de temps à y arriver. Dès qu’il y entra, le peuple, joyeux de le revoir, le reçut avec acclamation, et la plupart se détachèrent, et l’accompagnèrent en foule jusqu’à l’appartement du sultan. Le sultan le reçut et l’embrassa avec une grande joie, en se plaignant néanmoins, d’une manière qui partait de sa tendresse paternelle, de l’affliction où une longue absence l’avait jeté. «Et cette absence, ajouta-t-il, m’a été d’autant plus douloureuse, qu’après ce que le sort avait décidé à votre désavantage, en faveur du prince Ali, votre frère, j’avais lieu de craindre que vous ne vous fussiez porté à quelque action de désespoir.
«- Sire, reprit le prince Ahmed, je laisse à considérer à Votre Majesté si, après avoir perdu Nourounnihar, qui avait été l’unique objet de mes souhaits, je pouvais me résoudre à être témoin du bonheur du prince Ali. Si j’eusse été capable d’une indignité de cette nature, qu’eût-on pensé de mon amour, à la cour et à la ville, et qu’en eût pensé Votre Majesté elle-même? L’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on veut: elle domine, elle maîtrise, et ne donne pas le temps à un véritable amant de faire usage de sa raison. Votre Majesté sait qu’en tirant ma flèche, il n’arriva une chose si extraordinaire, que jamais elle n’est arrivée à personne, savoir, quoique dans une plaine aussi unie et aussi dégagée que celle des exercices de chevaux, qu’il ne fut pas possible de trouver la flèche que j’avais tirée, ce qui fit que je perdis une cause dont la justice n’était pas moins due à mon amour qu’elle l’était aux princes mes frères. Vaincu par le caprice du sort, je ne perdis pas le temps en des plaintes inutiles. Pour satisfaire mon esprit inquiet sur cette aventure, que je ne comprenais pas, je m’éloignai de mes gens sans qu’ils s’en aperçussent, et je retournai sur le lieu, seul, pour chercher ma flèche. Je la cherchai en-deçà, au-delà, à droite, à gauche de l’endroit où je savais que celles du prince Houssain et du prince Ali avaient été ramassées, et où il me semblait que la mienne devait être tombée; mais la peine que je pris fut inutile. Je ne me rebutai pas, je poursuivis ma recherche en continuant de marcher en avant sur le terrain, à peu près en droite ligne, où je m’imaginais qu’elle pouvait être tombée. J’avais déjà fait plus d’une lieue, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et même en me détournant de temps en temps, pour aller reconnaître la moindre chose qui me donnait l’idée d’une flèche, quand je fis réflexion qu’il n’était pas possible que la mienne fût venue si loin. Je m’arrêtai, et je me demandai à moi-même si j’avais perdu l’esprit, et si j’étais dépourvu de bon sens au point de me flatter d’avoir la force de pousser une flèche à une si longue distance, qu’aucun de nos héros les plus anciens et les plus renommés par leur force n’avait jamais eue. Je fis ce raisonnement, et j’étais prêt à abandonner mon entreprise; mais, quand je voulus exécuter ma résolution, je me sentis entraîné comme malgré moi, et, après avoir marché quatre lieues jusqu’où la plaine est terminée par des rochers, j’aperçus une flèche: je courus, je la ramassai, et je reconnus que c’était celle que j’avais tirée, mais qui n’avait été trouvée ni dans le lieu, ni dans le temps qu’il le fallait. Ainsi, bien loin de penser que Votre Majesté m’eût fait une injustice en prononçant pour le prince Ali, j’interprétai ce qui m’était arrivé tout autrement, et je ne doutai pas qu’en cela il n’y eût un mystère à mon avantage, sur lequel je ne devais rien oublier pour en voir l’éclaircissement, et j’eus cet éclaircissement sans m’éloigner trop de l’endroit. Mais c’est un autre mystère, sur lequel je supplie Votre Majesté de ne pas trouver mauvais que je demeure dans le silence, et de se contenter d’apprendre par ma bouche que je suis heureux et content de mon bonheur. Au milieu de ce bonheur, comme la seule chose qui le troublait, et qui était capable de le troubler, était l’inquiétude où je ne doutais pas que Votre Majesté ne fût au sujet de ce que je pouvais être devenu, depuis que j’ai disparu et que je me suis éloigné de la cour, j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir vous en délivrer, et je n’ai pas voulu y manquer. Voilà le motif unique qui m’amène: la seule grâce que je demande à Votre Majesté, c’est de me permettre de venir de temps en temps lui rendre mes respects, et apprendre des nouvelles de l’état de sa santé.