«- Mon fils, répondit le sultan des Indes, je ne puis vous refuser la permission que vous me demandez: j’aurais beaucoup mieux aimé néanmoins que vous eussiez pu vous résoudre à demeurer auprès de moi: apprenez-moi au moins où je pourrai avoir de vos nouvelles, toutes les fois que vous pourriez manquer à venir m’en apprendre vous-même, ou que votre présence serait nécessaire. – Sire, repartit le prince Ahmed, ce que Votre Majesté me demande fait partie du mystère dont je lui ai parlé. Je la supplie de vouloir bien que je garde aussi le silence sur ce point; je me rendrai si fréquemment à mon devoir, que je crains plutôt de me rendre importun que de lui donner lieu de m’accuser de négligence, quand ma présence sera nécessaire.»
Le sultan des Indes ne pressa pas davantage le prince Ahmed sur cet article; il lui dit: «Mon fils, je ne veux pas pénétrer plus avant dans votre secret: je vous en laisse le maître entièrement, pour vous dire que vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir que de venir me rendre, par votre présence, la joie, dont je n’avais pas été susceptible depuis si longtemps, et que vous serez le bienvenu toutes les fois que vous pourrez venir, sans préjudice de vos occupations ou de vos plaisirs.»
Le prince Ahmed ne demeura pas plus de trois jours à la cour du sultan son père; il en partit le quatrième, de bon matin, et la fée Pari-Banou le revit avec d’autant plus de joie, qu’elle ne s’attendait pas qu’il dût revenir si tôt, et sa diligence fit qu’elle se condamna elle-même de l’avoir soupçonné capable de manquer à la fidélité qu’il lui devait, et qu’il lui avait promise si solennellement. Elle ne dissimula pas au prince, elle lui avoua franchement sa faiblesse, et lui en demanda pardon. Alors l’union des deux amants fut si parfaite, que ce que l’un voulait, l’autre le voulait de même.
Un mois après le retour du prince Ahmed, comme la fée Pari-Banou eut remarqué que, depuis ce temps-là, ce prince, qui n’avait pas manqué de lui faire le récit de son voyage, et de lui parler de l’entretien qu’il avait eu avec le sultan son père, dans lequel il lui avait demandé la permission de venir le voir de temps en temps; que ce prince, dis-je, ne lui avait parlé du sultan non plus que s’il n’eût pas été au monde, au lieu qu’auparavant il lui en parlait si souvent, elle jugea qu’il s’en abstenait par la considération qu’il avait pour elle. De là elle prit occasion un jour de lui tenir ce discours: «Prince, dites-moi, avez-vous mis le sultan votre père en oubli? Ne vous souvenez-vous plus de la promesse que vous lui avez faite d’aller le voir de temps en temps? Pour moi, je n’ai pas oublié ce que vous m’en avez dit à votre retour, et je vous en fais souvenir, afin que vous n’attendiez pas plus longtemps à vous acquitter de votre promesse, pour la première fois.
«- Madame, reprit le prince Ahmed sur le même ton enjoué que la fée, comme je ne me sens pas coupable de l’oubli dont vous me parlez, j’aime mieux souffrir le reproche que vous me faites, sans l’avoir mérité, que de m’être exposé à un refus en vous marquant à contre-temps de l’empressement pour obtenir une chose qui eût pu vous faire de la peine à me l’accorder. – Prince, lui dit la fée, je ne veux pas que vous ayez davantage de ces égards pour moi, et afin que semblable chose n’arrive plus, puisqu’il y a un mois que vous n’avez vu le sultan des Indes, votre père, il me semble que vous ne devez pas mettre entre les visites que vous aurez à lui rendre un plus long intervalle que d’un mois. Commencez donc dès demain, et continuez de même de mois en mois, sans qu’il soit besoin que vous m’en parliez, ou que vous attendiez que je vous en parle: j’y consens très-volontiers.»
Le prince Ahmed partit le lendemain avec la même suite, mais plus leste, et lui-même monté, équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois, et il fut reçu par le sultan avec la même joie et avec la même satisfaction. Il continua plusieurs mois à lui rendre visite, et toujours dans un équipage plus riche et plus éclatant.
À la fin, quelques vizirs favoris du sultan, qui jugèrent de la grandeur et de la puissance du prince Ahmed par les échantillons qu’il en faisait paraître, abusèrent de la liberté que le sultan leur donnait de lui parler, pour lui faire naître de l’ombrage contre lui. Ils lui représentèrent qu’il était de la bonne prudence qu’il sût où le prince son fils faisait sa retraite, d’où il prenait de quoi faire une si grande dépense, lui à qui il n’avait assigné ni apanage ni revenu fixe, qui semblait ne venir à la cour que pour le braver, en affectant de faire voir qu’il n’avait pas besoin de ses libéralités pour vivre en prince, et qu’enfin il était à craindre qu’il ne fît soulever les peuples pour tenter de le détrôner.
Le sultan des Indes, qui était bien éloigné de penser que le prince Ahmed fût capable de former un dessein aussi pernicieux que celui que les favoris prétendaient lui faire accroire, leur dit: «Vous vous moquez; mon fils m’aime, et je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité, que je ne me souviens pas de lui avoir donné le moindre sujet d’être mécontent de moi.»
Sur ces dernières paroles, un favori prit occasion de lui dire: «Sire, quoique Votre Majesté, au jugement, général des plus sensés, n’ait pu prendre un meilleur parti que celui qu’elle a pris pour mettre d’accord les trois princes au sujet du mariage de la princesse Nourounnihar, qui sait si le prince Ahmed s’est soumis à la décision du sort avec la même résignation que le prince Houssain? Ne peut-il pas s’être imaginé qu’il la méritait seul, et que Votre Majesté, au lieu de la lui accorder préférablement à ses aînés, lui a fait une injustice en remettant la chose à ce qui en serait décidé par le sort?
«Votre Majesté peut dire, ajouta le malicieux favori, que le prince Ahmed ne donne aucune marque de mécontentement, que nos frayeurs sont vaines, que nous nous alarmons trop facilement, et que nous avons tort de lui suggérer des soupçons de cette nature contre un prince de son sang, qui peut-être n’ont pas de fondement. Mais, Sire, poursuivit le favori, peut-être aussi que ces soupçons sont bien fondés. Votre Majesté n’ignore pas que dans une affaire aussi délicate et aussi importante il faut s’attacher au parti le plus sûr. Qu’elle considère que la dissimulation, de la part du prince, peut l’amuser et la tromper, et que le danger est d’autant plus à craindre, qu’il ne paraît pas que le prince Ahmed soit fort éloigné de sa capitale. En effet, si elle y a fait la même attention que nous, elle a pu observer que toutes les fois qu’il arrive, lui et ses gens sont frais; leurs habillements, et les housses des chevaux avec leurs ornements, ont le même éclat que s’ils ne faisaient que de sortir de la maison de l’ouvrier. Leurs chevaux mêmes ne sont pas plus harassés que s’ils ne venaient que d’une promenade. Ces marques du voisinage du prince Ahmed sont si évidentes, que nous croirions manquer à notre devoir si nous ne lui en faisions notre humble remontrance, afin que, pour sa propre conservation et pour le bien de ses états, elle y ait tel égard qu’elle jugera à propos.»