Quand le favori eut achevé ce long discours, le sultan, en mettant fin à l’entretien, dit: «Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que mon fils Ahmed soit aussi méchant que vous voulez me le persuader; je ne laisse pas néanmoins de vous être obligé de vos conseils, et je ne doute pas que vous ne me les donniez avec bonne intention.»
Le sultan des Indes parla de la sorte à ses favoris, sans leur faire connaître que leurs discours eussent fait impression sur son esprit. Il ne laissa pas néanmoins d’en être alarmé, et il résolut de faire observer les démarches du prince Ahmed sans en donner connaissance à son grand vizir; il fit venir la magicienne, qui fut introduite par une porte secrète du palais et amenée jusque dans son cabinet. Il lui dit: «Tu m’as dit la vérité quand tu m’as assuré que mon fils Ahmed n’était pas mort, et je t’en ai obligation; il faut que tu me fasses un autre plaisir. Depuis que je l’ai retrouvé, et qu’il vient à ma cour de mois en mois, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’apprît en quel lieu il s’est établi, et je n’ai pas voulu le gêner pour lui tirer son secret malgré lui. Mais je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite sans que ni lui ni personne de ma cour en sachent rien. Tu sais qu’il est ici, et comme il a coutume de s’en retourner sans prendre congé de moi, non plus que d’aucun de ma cour, ne perds pas de temps, va dès aujourd’hui sur son chemin, et observe-le si bien que tu saches où il se retire et que tu m’en apportes la réponse.»
En sortant du palais du sultan, comme la magicienne avait appris en quel endroit le prince Ahmed avait trouvé sa flèche, dès l’heure même elle y alla, et se cacha près des rochers de manière qu’elle ne pouvait pas être aperçue.
Le lendemain, le prince Ahmed partit dès la pointe du jour, sans avoir pris congé ni du sultan ni d’aucun courtisan, selon sa coutume. La magicienne le vit venir, et elle le conduisit des yeux jusqu’à ce qu’elle le perdît de vue, lui et sa suite.
Comme les rochers formaient une barrière insurmontable aux mortels, soit à pied, soit à cheval, tant ils étaient escarpés, la magicienne jugea de deux choses l’une: que le prince se retirait ou dans une caverne, ou dans quelque lieu souterrain où des génies et des fées faisaient leur demeure. Quand elle eut jugé que le prince et ses gens devaient avoir disparu et être rentrés dans leur caverne ou dans le souterrain qu’elle s’était imaginé, elle sortit du lieu où elle s’était cachée, et elle alla droit à l’enfoncement où elle les avait vus entrer; elle y entra, et, en avançant jusqu’où il se terminait par plusieurs détours, elle regarda de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas. Mais, nonobstant sa diligence, elle n’aperçut aucune ouverture de caverne, non plus que la porte de fer qui n’avait pas échappé à la recherche du prince Ahmed. C’est que cette porte était apparente pour les hommes, et particulièrement pour certains hommes dont la présence pouvait être agréable à la fée Pari-Banou, et nullement pour les femmes.
La magicienne, qui vit que la peine qu’elle se donnait était inutile, fut obligée de se contenter de la découverte qu’elle venait de faire. Elle revint en rendre compte au sultan, et en achevant de lui faire le récit de ses démarches, elle ajouta: «Sire, comme Votre Majesté peut le comprendre, après ce que je viens d’avoir l’honneur de lui marquer, il ne me sera pas difficile de lui donner toute la satisfaction qu’elle peut désirer touchant la conduite du prince Ahmed. Je ne lui dirai pas dès à présent ce que j’en pense: j’aime mieux le lui faire connaître d’une manière qu’elle ne puisse pas en douter. Pour y parvenir, je ne lui demande que du temps et de la patience, avec la permission de me laisser faire, sans s’informer des moyens dont j’ai dessein de me servir.»
Le sultan prit en bonne part les mesures que la magicienne prenait avec lui. Il lui dit: «Tu es la maîtresse, va et fais comme tu le jugeras à propos; j’attendrai avec patience l’effet de tes promesses.» Et afin de l’encourager, il lui fit présent d’un diamant d’un très-grand prix, en lui disant que c’était en attendant qu’il la récompensât pleinement, quand elle aurait achevé de lui rendre le service important dont il se reposait sur son habileté.
Comme le prince Ahmed, depuis qu’il avait obtenu de la fée Pari-Banou la permission d’aller faire sa cour au sultan des Indes, n’avait pas manqué d’être régulier à s’en acquitter une fois le mois, la magicienne, qui ne l’ignorait pas, attendit que le mois qui courait fût achevé. Un jour ou deux avant qu’il finît, elle ne manqua pas de se rendre au pied des rochers, à l’endroit où elle avait perdu de vue le prince et ses gens, et elle attendit là, dans l’intention d’exécuter le projet qu’elle avait imaginé.
Dès le lendemain, le prince Ahmed sortit à son ordinaire par la porte de fer, avec la même suite qui avait coutume de l’accompagner, et il arriva près de la magicienne, qu’il ne connaissait pas pour ce qu’elle était. Comme il eut aperçu qu’elle était couchée, la tête appuyée sur le roc, et qu’elle se plaignait comme une personne qui souffrait beaucoup, la compassion fit qu’il se détourna pour s’approcher d’elle, et qu’il lui demanda quel était son mal et ce qu’il pouvait faire pour la soulager.
La magicienne artificieuse, sans lever la tête, en regardant le prince d’une manière à augmenter la compassion dont il était déjà touché, répondit, par des paroles entrecoupées comme par une grande difficulté de respirer, qu’elle était partie de chez elle pour aller à la ville, et que dans le chemin elle avait été attaquée d’une fièvre si violente que les forces à la fin lui avaient manqué, et qu’elle avait été contrainte de s’arrêter et de demeurer dans l’état où il la voyait dans un lieu éloigné de toute habitation, et ainsi sans espérance d’être secourue.
«Bonne femme, reprit le prince Ahmed, vous n’êtes pas aussi éloignée du secours dont vous avez besoin que vous le croyez. Je suis prêt à vous le faire éprouver et à vous mettre, fort près d’ici, dans un lieu où l’on aura pour vous, non-seulement tout le soin possible, mais même où vous trouverez une prompte guérison. Pour cela, vous n’avez qu’à vous lever et qu’à souffrir qu’un de mes gens vous prenne en croupe.»
À ces paroles du prince Ahmed, la magicienne, qui ne feignait d’être malade que pour apprendre où il demeurait, ce qu’il faisait et quel était son sort, ne refusa pas le bienfait qu’il lut offrit de si bonne grâce; et pour marquer qu’elle acceptait l’offre, plutôt par son action que par des paroles, en feignant que la violence de sa maladie prétendue l’en empêchait, elle fit des efforts pour se lever. En même temps, deux cavaliers du prince mirent pied à terre, l’aidèrent à se lever sur ses pieds et la mirent en croupe derrière un autre cavalier. Pendant qu’ils remontaient à cheval, le prince, qui rebroussa chemin, se mit à la tête et arriva bientôt à la porte de fer, qui fut ouverte par un des cavaliers, qui s’était avancé. Il entra, et quand il fut arrivé dans la cour du palais de la fée, sans mettre pied à terre, il détacha un de ses cavaliers pour l’avenir qu’il voulait lui parler.