Après avoir avancé quelques pas, la magicienne se retourna pour observer la porte et pour la reconnaître; mais elle la chercha en vain, elle était devenue invisible pour elle, de même que pour toute autre femme, comme nous l’avons remarqué. Ainsi, à la réserve de cette seule circonstance, elle se rendit auprès du sultan, assez contente d’elle-même de s’être si bien acquittée, de la manière qu’elle l’avait projeté, de la commission dont elle avait été chargée. Quand elle fut arrivée à la capitale, elle alla par des rues détournées se faire introduire par la même porte secrète du palais. Le sultan, averti de son arrivée, la fit venir, et comme il la vit paraître avec un visage sombre, il jugea qu’elle n’avait pas réussi et il lui dit: «À te voir, je juge que ton voyage a été inutile, et que tu ne m’apportes pas l’éclaircissement que j’attendais de ta diligence.
«- Sire, reprit la magicienne, Votre Majesté me permettra de lui représenter que ce n’est pas à me voir qu’elle doit juger si je me suis bien comportée dans l’exécution de l’ordre dont elle m’a honorée, mais sur le rapport sincère de ce que j’ai fait et de tout ce qui m’est arrivé, en n’oubliant rien pour me rendre digne de son approbation. Ce qu’elle peut remarquer de sombre dans mon visage vient d’une autre cause que celle de n’avoir pas réussi, en quoi j’espère que Votre Majesté trouvera qu’elle a lieu d’être contente. Je ne lui dis pas quelle est cette cause: le récit que j’ai à lui faire, si elle a la patience de m’écouter, la lui fera connaître.»
Alors la magicienne raconta au sultan des Indes de quelle manière, en feignant d’être malade, elle avait fait en sorte que le prince Ahmed, touché de compassion, l’avait fait mener dans un lieu souterrain, présentée et recommandée lui-même à une fée d’une beauté à laquelle il n’y en avait pas de comparable dans l’univers, en la priant de vouloir bien contribuer de ses soins à lui rendre la santé. Elle lui marqua ensuite avec quelle complaisance la fée avait aussitôt donné ordre à deux des fées qui l’accompagnaient de se charger d’elle, et de ne la pas abandonner qu’elle n’eût recouvré sa santé, ce qui lui avait fait connaître qu’une si grande condescendance ne pouvait venir que de la part d’une épouse pour un époux. La magicienne ne manqua pas de lui exagérer la surprise où elle avait été à la vue de la façade du palais de la fée, à laquelle elle ne croyait pas qu’il y eût rien d’égal au monde, pendant que les deux fées l’y menaient par-dessous les bras, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, comme une malade, telle qu’elle feignait de l’être, qui n’eût pu se soutenir ni marcher sans leur secours. Elle lui fit un détail de leur empressement à la soulager quand elle fut dans l’appartement où elles l’avaient conduite, de la potion qu’on lui avait fait prendre, de la prompte guérison qui s’était ensuivie, mais feinte de même que la maladie, quoiqu’elle ne doutât pas de la vertu de la potion; de la majesté de la fée, assise sur un trône tout brillant de pierreries, dont la valeur surpassait toutes les richesses du royaume des Indes, et enfin des autres richesses immenses et hors de toute supputation, tant en général qu’en particulier, qui étaient renfermées dans la vaste capacité du palais.
La magicienne acheva en cet endroit le récit du succès de sa commission, et en continuant son discours: «Sire, poursuivit-elle, que pense Votre Majesté de ces richesses inouïes de la fée? Peut-être dira-t-elle qu’elle en est dans l’admiration et qu’elle se réjouit de la haute fortune du prince Ahmed, son fils, qui en jouit en commun avec la fée. Pour moi, Sire, je supplie Votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de lui remontrer que j’en pense autrement, et même que j’en suis dans l’épouvante quand je considère le malheur qui peut lui en arriver. Et c’est ce qui fait le sujet de l’inquiétude où je suis, que je n’ai pu si bien dissimuler qu’elle ne s’en soit aperçue. Je veux croire que le prince Ahmed, par son bon naturel, n’est pas capable de rien entreprendre contre Votre Majesté; mais qui peut répondre que la fée, par ses attraits, par ses caresses et par le pouvoir qu’elle a déjà acquis sur l’esprit de son époux, ne lui inspirera pas le pernicieux dessein de la supplanter et de s’emparer de la couronne du royaume des Indes? C’est à Votre Majesté à faire toute l’attention que mérite une affaire d’une aussi grande importance.»
Quelque persuadé que fût le sultan des Indes du bon naturel du prince Ahmed, il ne laissa pas d’être ému par le discours de la magicienne. Il lui dit en la congédiant: «Je te remercie de la peine que tu t’es donnée et de ton avis salutaire. J’en connais toute l’importance, qui me paraît telle que je ne puis en délibérer sans prendre conseil.»
Quand on était venu annoncer au sultan l’arrivée de la magicienne, il s’entretenait avec les mêmes favoris qui lui avaient déjà inspiré contre le prince Ahmed les soupçons que nous avons dits. Il se fit suivre par la magicienne, et il vint retrouver ses favoris. Il leur fit part de ce qu’il venait d’apprendre, et après qu’il leur eut communiqué aussi le sujet qu’il y avait de craindre que la fée ne fit changer l’esprit du prince, il leur demanda de quels moyens ils croyaient qu’on pouvait se servir pour prévenir un si grand mal.
L’un des favoris, en prenant la parole pour tous, répondit: «Pour prévenir ce mal, Sire, puisque Votre Majesté connaît celui qui pourrait en devenir l’auteur, qu’il est au milieu de sa cour, et qu’il est en son pouvoir de le faire, elle ne devrait pas hésiter à le faire arrêter, et je ne dirai pas à lui faire ôter la vie, la chose ferait un trop grand éclat, mais au moins à le faire enfermer dans une prison étroite pour le reste de ses jours.» Les autres favoris applaudirent à ce sentiment tout d’une voix.
La magicienne, qui trouva le conseil trop violent, demanda au sultan la permission de parler, et, quand il la lui eut accordée, elle dit: «Sire, je suis persuadée que c’est le bon zèle pour les intérêts de Votre Majesté qui fait que ses conseillers lui proposent de faire arrêter le prince Ahmed. Mais ils ne trouveront pas mauvais que je leur fasse considérer qu’en arrêtant ce prince, il faudrait donc en même temps faire arrêter ceux qui l’accompagnent; mais ceux qui l’accompagnent sont des génies. Croient-ils qu’il soit aisé de les surprendre, de mettre la main sur eux et de se saisir de leurs personnes? Ne disparaîtraient-ils pas par la propriété qu’ils ont de se rendre invisibles, et dans le moment n’iraient ils pas informer la fée de l’insulte qu’on aurait faite à son époux? Et la fée laisserait-elle l’insulte sans vengeance? Mais si par quelque autre moyen, moins éclatant, le sultan pouvait se mettre à couvert des mauvais desseins que le prince Ahmed pourrait avoir, sans que la gloire de Sa Majesté y fût intéressée et que personne ne pût soupçonner qu’il y eût de la mauvaise intention de sa part, ne serait-il pas plus à propos qu’elle le mît en pratique? Si Sa Majesté avait quelque confiance en mon conseil, comme les génies et les fées peuvent des choses qui sont au-dessus de la portée des hommes, elle piquerait le prince Ahmed d’honneur en l’engageant à lui procurer certains avantages par l’entremise de sa fée, sous prétexte d’en tirer une grande utilité dont il lui aurait obligation. Par exemple, toutes les fois que Votre Majesté veut se mettre en campagne, elle est obligée de faire une dépense prodigieuse, non-seulement en pavillons et en tentes pour elle et pour son armée, mais même en chameaux, en mulets et autres bêtes de charge, seulement pour voiturer tout cet attirail. Ne pourrait-elle pas l’engager, par le grand crédit qu’il doit avoir auprès de la fée, à lui procurer un pavillon qui puisse tenir dans la main, sous lequel cependant toute votre armée puisse demeurer à couvert? Je n’en dis pas davantage à Votre Majesté. Si le prince apporte le pavillon, il y a tant d’autres demandes de cette nature qu’elle pourra lui faire, qu’à la fin il faudra qu’il succombe dans les difficultés ou dans l’impossibilité de l’exécution, quelque fertile en moyens et en inventions que puisse être la fée qui vous l’a enlevé par ses enchantements. De la sorte, la honte fera qu’il n’osera plus paraître et qu’il sera contraint de passer ses jours avec sa fée, exclu du commerce de ce monde; d’où il arrivera que Votre Majesté n’aura plus rien à craindre de ses entreprises et qu’on ne pourra pas lui reprocher une action aussi odieuse que celle de l’effusion du sang d’un fils, ou de le confiner dans une prison perpétuelle.»