Le prince Ahmed ne put résister plus longtemps aux vives instances de la fée; il lui dit: «Madame, Dieu prolonge la vie du sultan mon père, et le bénisse jusqu’à la fin de ses jours! je l’ai laissé plein de vie et en parfaite santé; ainsi ce n’est pas cela qui cause le chagrin dont vous vous êtes aperçue: c’est le sultan lui-même qui en est la cause, et j’en suis d’autant plus affligé, qu’il me met dans la nécessité fâcheuse de vous être importun.
Premièrement, madame, vous savez le soin que j’ai pris, avec votre approbation, de lui cacher le bonheur que j’ai eu de vous voir, de vous aimer, de mériter vos bonnes grâces et votre amour, et de recevoir votre foi en vous donnant la mienne; je ne sais néanmoins par quel endroit il en a été informé.»
La fée Pari-Banou interrompit le prince Ahmed en cet endroit. «Et moi, reprit-elle, je le sais; souvenez-vous de ce que je vous ai prédit de la femme qui vous a fait accroire qu’elle était malade, et dont vous avez eu compassion: c’est elle-même qui a rapporté au sultan votre père ce que vous lui aviez caché. Je vous avais dit qu’elle était aussi peu malade que vous et que moi: elle en a fait voir la vérité. En effet, après que les deux femmes auxquelles je l’avais recommandée lui eurent fait prendre d’une eau souveraine pour toutes sortes de fièvres, dont cependant elle n’avait pas besoin, elle feignit que cette eau l’avait guérie, et se fit amener pour prendre congé de moi, afin d’aller incessamment rendre compte du succès de son entreprise. Elle était même si pressée, qu’elle serait partie sans voir mon palais, si, en commandant à mes deux femmes de la conduire, je ne lui eusse fait comprendre qu’il valait la peine d’être vu. Mais poursuivez, et voyons en quoi le sultan votre père vous a mis dans la nécessité de m’être importun, chose néanmoins qui n’arrivera pas, je vous prie d’en être persuadé.»
«- Madame, poursuivit le prince Ahmed, vous avez pu remarquer que, jusqu’à présent, content que vous m’aimiez, je ne vous ai demandé aucune autre faveur. Après la possession d’une épouse si aimable, que pourrais-je désirer davantage? Je n’ignore pas néanmoins quel est votre pouvoir, mais je m’étais fait un devoir de bien me garder de le mettre à l’épreuve. Considérez donc, je vous en conjure, que ce n’est pas moi, mais le sultan mon père, qui vous fait la demande indiscrète, autant qu’il me le paraît, d’un pavillon qui le mette à couvert des injures du temps, quand il est en campagne, lui, toute sa cour et toute son armée, et qui tienne dans la main. Encore une fois, ce n’est pas moi, c’est le sultan mon père qui vous demande cette grâce.
«- Prince, reprit la fée en souriant, je suis fâchée que si peu de chose vous ait causé l’embarras et le tourment d’esprit que vous me faites paraître. Je vois bien que deux choses y ont contribué: l’une est la loi que vous vous êtes imposée de vous contenter de m’aimer et d’être aimé, et de vous abstenir de la liberté de me faire la moindre demande qui mît mon pouvoir à l’épreuve; l’autre, que je ne doute pas, quoi que vous en puissiez dire, que vous vous êtes imaginé que la demande que le sultan votre père a exigé que vous me fissiez était au-delà de ce pouvoir. Quant à la première, je vous en loue, et je vous en aimerais davantage, s’il était possible. Quant à la seconde, je n’aurai pas de peine à vous faire connaître que ce que le sultan me demande est une bagatelle, et, dans l’occasion, que je puis toute autre chose plus difficile. Mettez-vous donc l’esprit en repos, et soyez persuadé que, bien loin de m’importuner, je me ferai toujours un très-grand plaisir de vous accorder tout ce que vous pourrez souhaiter que je fasse pour l’amour de vous.»
En achevant, la fée commanda qu’on lui fît venir sa trésorière. La trésorière vint. «Nourgihan, lui dit la fée (c’était le nom de la trésorière), apporte-moi le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor.» Nourgihan revint peu de moments après, et elle apporta un pavillon, lequel tenait non-seulement dans la main, mais même que la main pouvait cacher en la fermant, et elle le présenta à la fée sa maîtresse, qui le prit et le mit entre les mains du prince Ahmed afin qu’il le considérât.
Quand le prince Ahmed vit ce que la fée Pari-Banou appelait un papillon, le pavillon le plus grand, disait-elle, qu’il y eut dans son trésor, il crut qu’elle voulait se moquer de lui, et les marques de sa surprise parurent sur son visage et dans sa contenance. Pari-Banou, qui s’en aperçut, fit un grand éclat de rire: «Quoi! prince, s’écria-t-elle, vous croyez donc que je veux me moquer de vous? Vous verrez tout à l’heure que je ne suis pas une moqueuse. Nourgihan, dit-elle à sa trésorière en reprenant le pavillon des mains du prince Ahmed, et en le lui remettant, va, dresse-le, que le prince juge si le sultan son père le trouvera moins grand que celui qu’il lui a demandé.»
La trésorière sortit du palais, et elle s’en éloigna assez loin pour faire en sorte que, quand elle l’aurait dressé, l’extrémité vînt d’un côté jusqu’au palais. Quand elle eut fait, le prince Ahmed le trouva, non pas plus petit, mais si grand que deux armées aussi nombreuses que celle du sultan des Indes eussent pu y être à couvert. Alors: «Ma princesse, dit-il à Pari-Banou, je vous demande mille pardons de mon incrédulité. Après ce que je vois, je ne crois pas qu’il y ait rien de tout ce que vous voudrez entreprendre dont vous ne puissiez venir à bout. – Vous voyez, lui dit la fée, que le pavillon est plus grand qu’il n’est de besoin. Mais vous remarquerez une chose, qu’il a cette propriété, qu’il s’agrandit ou se rapetisse à proportion de ce qui doit être à couvert, sans qu’il soit besoin qu’on y mette la main.»
La trésorière mit bas le pavillon, le réduisit en son premier état, l’apporta et le mit entre les mains du prince. Le prince Ahmed le prit, et le lendemain, sans différer plus longtemps, il monta à cheval, et, accompagné de sa suite ordinaire, il alla le présenter au sultan son père.
Le sultan, qui s’était persuadé qu’un pavillon tel qu’il l’avait demandé était hors de toute possibilité, fut dans une grande surprise de la diligence du prince son fils. Il reçut le pavillon, et après en avoir admiré la petitesse, il fut dans un étonnement dont il eut de la peine à revenir, quand il l’eut fait dresser dans la grande plaine que nous avons dite, et qu’il eut connu que deux autres armées aussi grandes que la sienne pouvaient y être à couvert fort au large. Comme il eût pu regarder cette circonstance comme une superfluité qui pouvait même être incommode dans l’usage, le prince Ahmed n’oublia pas de l’avenir que cette grandeur se trouverait toujours proportionnée celle de son armée.
En apparence, le sultan des Indes témoigna au prince l’obligation qu’il lui avait d’un présent si magnifique, en le priant d’en bien remercier la fée Pari-Banou de sa part; et pour lui marquer davantage l’état qu’il en faisait, il commanda qu’on le gardât soigneusement dans son trésor; mais en lui-même il en conçut une jalousie plus outrée que celle que ses flatteurs et la magicienne lui avaient inspirée, en considérant qu’à la faveur de la fée, le prince son fils pouvait exécuter des choses qui étaient infiniment au-dessus de sa propre puissance, nonobstant sa grandeur et ses richesses. Ainsi, plus animé qu’auparavant à ne rien oublier pour faire en sorte qu’il pérît, il consulta la magicienne, et la magicienne lui conseilla d’engager le prince à lui apporter de l’eau de la fontaine des Lions.