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La magicienne, à son arrivée, épargna au sultan la peine de lui parler de celle du prince Ahmed et du succès de son voyage. Elle en avait été informée d’abord par le bruit qui s’en était répandu, et elle s’était déjà préparée sur le moyen immanquable, à ce qu’elle prétendait. Elle communiqua ce moyen au sultan, et le lendemain, dans l’assemblée de ses courtisans, le sultan le déclara au prince Ahmed, qui s’y trouvait, en ces termes: «Mon fils, dit-il, je n’ai plus qu’une prière à vous faire, après laquelle je n’ai plus rien à exiger de votre obéissance, ni de votre crédit auprès de la fée votre épouse: c’est de m’amener un homme qui n’ait pas de hauteur plus d’un pied et demi, avec la barbe longue de trente pieds, qui porte sur l’épaule une barre de fer du poids de cinq cents livres, dont il se serve comme d’un bâton à deux bouts, et qui sache parler.»

Le prince Ahmed, qui ne croyait pas qu’il y eût au monde un homme fait comme le sultan son père le demandait, voulut s’excuser; mais le sultan persista dans sa demande en lui répétant que la fée pouvait des choses encore plus incroyables.

Le jour suivant, comme le prince fut revenu au royaume souterrain de Pari-Banou, à laquelle il marqua la nouvelle demande du sultan son père, qu’il regardait, disait-il, comme une chose qu’il croyait encore moins possible qu’il n’avait cru d’abord les deux premières: «Pour moi, ajouta-t-il, je ne puis imaginer que dans tout l’univers il y ait ou qu’il puisse y avoir de cette sorte d’hommes. Il veut sans doute éprouver si j’aurai la simplicité de me donner du mouvement pour lui en trouver; ou, s’il y en a, il faut que son dessein soit de me perdre. En effet, comment peut-il prétendre que je me saisisse d’un homme si petit, qui soit armé de la manière qu’il l’entend? De quelles armes pourrais-je me servir pour le réduire à se soumettre à mes volontés? S’il y en a, j’attends que vous me suggériez un moyen pour me tirer de ce pas avec honneur.

«- Mon prince, reprit la fée, ne vous alarmez pas. Il y avait du risque à courir pour apporter de l’eau de la fontaine des Lions au sultan votre père: il n’y en a aucun pour trouver l’homme qu’il demande. Cet homme est mon frère Schaïbar, lequel, bien loin de me ressembler, quoique nous soyons enfants d’un même père, est d’un naturel si violent, que rien n’est capable de l’empêcher de donner des marques sanglantes de son ressentiment pour peu qu’on lui déplaise ou qu’on l’offense. D’ailleurs, il est le meilleur du monde, et il est toujours prêt à obliger en tout ce que l’on souhaite. Il est fait justement comme le sultan votre père l’a décrit, et il n’a d’autres armes que la barre de fer de cinq cents livres pesant, sans laquelle jamais il ne marche, et qui lui sert à se faire porter respect. Je vais le faire venir, et vous jugerez si je dis la vérité; mais, sur toute chose, préparez-vous à ne vous pas effrayer de sa figure extraordinaire quand vous le verrez paraître. – Ma reine, reprit le prince Ahmed, Schaïbar, dites-vous, est votre frère? De quelque laideur et si contrefait qu’il puisse être, bien loin de m’effrayer en le voyant, cela suffit pour me le faire aimer, honorer et regarder comme mon allié le plus proche.»

La fée se fit apporter sous le vestibule de son palais une cassolette d’or pleine de feu, et une boite de même métal qui lui fut présentée. Elle tira de la boîte d’un parfum qui y était conservé, et comme elle l’eut jeté dans la cassolette, il s’en éleva une fumée épaisse.

Quelques moments après cette cérémonie, la fée dit au prince Ahmed: «Mon prince, voilà mon frère qui vient; le voyez-vous?» Le prince regarda, et il aperçut Schaïbar, qui n’était pas plus haut que d’un pied et demi, et qui venait gravement avec la barre de fer de cinq cents livres pesant sur l’épaule, et la barbe bien fournie, longue de trente pieds, qui se soutenait en avant, la moustache épaisse à proportion et retroussée jusqu’aux oreilles, qui lui couvrait presque le visage, les yeux de cochon enfoncés dans la tête, qu’il avait d’une grosseur énorme et couverte d’un bonnet en pointe. Avec cela enfin, il était bossu par-devant et par-derrière.

Si le prince Ahmed n’eût été prévenu que Schaïbar était frère de Pari-Banou, il n’eût pu le voir sans un grand effroi; mais, rassuré par cette connaissance, il l’attendit de pied ferme avec la fée, et il le reçut sans aucune marque de faiblesse.

Schaïbar, qui, à mesure qu’il avançait, avait regardé le prince Ahmed d’un œil qui eût dû lui glacer l’âme dans le cœur, demanda à Pari-Banou, en l’abordant, qui était cet homme, «Mon frère, répondit-elle, c’est mon époux: son nom est Ahmed, et il est fils du sultan des Indes. La raison pourquoi je ne vous ai pas invité à mes noces, c’est que je n’ai pas voulu vous détourner de l’expédition où vous étiez engagé, d’où j’ai appris avec bien du plaisir que vous êtes revenu victorieux: c’est à sa considération que j’ai pris la liberté de vous appeler.»

À ces paroles, Schaïbar, en regardant le prince Ahmed d’un œil gracieux, qui ne diminuait rien néanmoins de sa fierté ni de son air farouche: «Ma sœur, dit-il, y a t-il quelque chose en quoi je puisse lui rendre service? Il n’a qu’à parler. Il suffit qu’il soit votre époux, pour m’obliger à lui faire plaisir en tout ce qu’il peut souhaiter. – Le sultan son père, reprit Pari-Banou, a la curiosité de vous voir: je vous prie de vouloir bien qu’il soit votre conducteur. – Il n’a qu’à marcher devant, repartit Schaïbar, je suis prêt à le suivre. – Mon frère, reprit Pari-Banou, il est trop tard pour entreprendre ce voyage aujourd’hui: ainsi vous voudrez bien le remettre à demain matin. Cependant, comme il est bon que vous soyez instruit de ce qui s’est passé entre le sultan des Indes et le prince Ahmed depuis notre mariage, je vous en entretiendrai ce soir.»

Le lendemain, Schaïbar, informé de ce qu’il était à propos qu’il n’ignorât pas, partit de bonne heure, accompagné du prince Ahmed, qui devait le présenter au sultan. Ils arrivèrent à la capitale, et comme Schaïbar eut paru à la porte, tous ceux qui l’aperçurent, saisis de frayeur à la vue d’un objet si hideux, se cachèrent dans les boutiques ou dans les maisons, dont ils fermèrent les portes; et les autres, en prenant la fuite, communiquèrent la même frayeur à ceux qu’ils rencontrèrent, lesquels rebroussèrent chemin sans regarder derrière eux. De la sorte, à mesure que Schaïbar et le prince Ahmed avançaient à pas mesurés, ils trouvèrent une grande solitude dans toutes les rues et dans toutes les places publiques jusqu’au palais. Là, les portiers, au lieu de se mettre en état d’empêcher au moins que Schaïbar n’entrât, se sauvèrent, qui d’un côté, qui d’un autre, et laissèrent l’entrée de la porte libre. Le prince et Schaïbar avancèrent sans obstacle jusqu’à la salle du conseil, où le sultan, assis sur son trône, donnait des ordres; et comme les huissiers avaient abandonné leur poste dès qu’ils avaient vu paraître Schaïbar, ils entrèrent sans empêchement.

Schaïbar, la tête haute, s’approcha du trône fièrement, et sans attendre que le prince Ahmed le présentât, il apostropha le sultan des Indes en ces termes: «Tu m’as demandé, dit-il, me voici; que veux-tu de moi?»

Le sultan, au lieu de répondre, s’était mis les mains devant les yeux, et détournait la tête pour ne pas voir un objet si effroyable. Schaïbar, indigné de cet accueil incivil et offensant après lui avoir donné la peine de venir, leva sa barre de fer, et en lui disant: «Parle donc!» il la lui déchargea sur la tête et l’assomma. Et il eut plus tôt fait que le prince Ahmed n’eût pensé à lui demander grâce. Tout ce qu’il put faire fut d’empêcher qu’il n’assommât aussi le grand vizir, qui n’était pas loin de la droite du sultan, en lui représentant qu’il n’avait qu’à se louer des bons conseils qu’il avait donnés au sultan son père. «Ce sont donc ceux-ci, dit Schaïbar, qui lui en ont donné de mauvais?» Et en prononçant ces paroles, il assomma les autres vizirs, à droite et à gauche, tous favoris, flatteurs du sultan et ennemis du prince Ahmed. Autant de coups, autant de morts, et il n’en échappa que ceux dont l’épouvante ne s’était pas emparée assez fortement pour les rendre immobiles et les empêcher de se procurer la vie sauve par la fuite.