Dès que le sultan eut déclaré sa volonté, la cadette, en donnant l’exemple à ses aînées, se jeta aux pieds du sultan pour lui marquer sa reconnaissance: «Sire, dit-elle, mon souhait, puisqu’il est connu de Votre Majesté, n’a été que par manière d’entretien et de divertissement: je ne suis pas digne de l’honneur qu’elle me fait, et je lui demande pardon de ma hardiesse.» Les deux sœurs aînées voulurent s’excuser de même; mais le sultan, en les interrompant: «Non, non, dit-il, il n’en sera pas autre chose: le souhait de chacune sera accompli.»
Les noces furent célébrées le même jour de la manière que le sultan Khosrouschah l’avait résolu, mais avec une grande différence. Celles de la cadette furent accompagnées de la pompe et de toutes les marques de réjouissances qui convenaient à l’union conjugale d’un sultan et d’une sultane de Perse, pendant que celles des deux autres sœurs ne furent célébrées qu’avec l’éclat que l’on pouvait attendre de la qualité de leurs époux, c’est-à-dire du premier boulanger et du chef de cuisine du sultan.
Les deux sœurs aînées sentirent puissamment la disproportion infinie qu’il y avait entre leurs mariages et celui de leur cadette. Aussi cette considération fit que, loin d’être contentes du bonheur qui leur était arrivé, même selon chacune son souhait, quoique beaucoup au-delà de leurs espérances, elles se livrèrent à un excès de jalousie qui ne troubla pas seulement leur joie, mais même qui causa de grands malheurs, des humiliations et des afflictions les plus mortifiantes à la sultane leur cadette. Elles n’avaient pas eu le temps de se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles avaient pensé d’abord de la préférence que le sultan lui avait donnée à leur préjudice, à ce qu’elles prétendaient: elles n’en avaient eu que pour se préparer à la célébration du mariage. Mais dès qu’elles purent se revoir quelques jours après dans un bain public où elles s’étaient donné rendez-vous: «Hé bien, ma sœur, dit l’aînée à l’autre sœur, que dites-vous de notre cadette? N’est-ce pas un beau sujet pour être sultane? – Je vous avoue, dit l’autre sœur, que je n’y comprends rien; je ne conçois pas quels attraits le sultan a trouvés en elle pour se laisser fasciner les yeux comme il a fait. Ce n’est qu’une marmotte, et vous savez en quel état nous l’avons vue vous et moi. Était-ce une raison au sultan pour ne pas jeter les yeux sur vous, qu’un air de jeunesse qu’elle a un peu plus que nous? Vous étiez digne de sa couche, et il devait vous faire la justice de vous préférer à elle.
«- Ma sœur, reprit la plus âgée, ne parlons pas de moi: je n’aurais rien à dire si le sultan vous eût choisie; mais qu’il ait choisi une malpropre, c’est ce qui me désole: je m’en vengerai ou je ne pourrai, et vous y êtes intéressée comme moi. C’est pour cela que je vous prie de vous joindre à moi, afin que nous agissions de concert dans une cause comme celle-ci, qui nous intéresse également, et de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres à la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que l’envie que j’ai de la mortifier de mon côté me suggérera.»
Après ce complot pernicieux, les deux sœurs se virent souvent, et chaque fois elles ne s’entretenaient que des voies qu’elles pourraient prendre pour traverser et même détruire le bonheur de la sultane leur cadette. Elles s’en proposèrent plusieurs; mais en délibérant sur l’exécution, elles y trouvèrent des difficultés si grandes qu’elles n’osèrent hasarder de s’en servir. De temps en temps cependant elles lui rendaient visite ensemble, et, avec une dissimulation condamnable, elles lui donnaient toutes les marques d’amitié qu’elles pouvaient imaginer pour lui persuader combien elles étaient ravies d’avoir une sœur dans une si haute élévation. De son côté, la sultane les recevait toujours avec toutes les démonstrations d’estime et de considération qu’elles pouvaient attendre d’une sœur qui n’était pas entêtée de sa dignité, et qui ne cessait de les aimer avec la même cordialité qu’auparavant.
Quelques mois après son mariage, la sultane se trouva enceinte; le sultan en témoigna une grande joie, et cette joie, après s’être communiquée dans le palais et à la cour, se répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perse. Les deux sœurs vinrent lui en faire leurs compliments, et dès lors, en la prévenant sur la sage-femme dont elle aurait besoin pour l’assister dans ses couches, elles la prièrent de n’en pas choisir d’autres qu’elles. La sultane leur dit obligeamment: «Mes sœurs, je ne demanderais pas mieux, comme vous pouvez le croire, si le choix dépendait de moi absolument; je vous suis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté: je ne puis me dispenser de me soumettre à ce que le sultan en ordonnera. Ne laissez pas néanmoins de faire en sorte, chacune, que vos maris emploient leurs amis pour faire demander cette grâce au sultan, et si le sultan m’en parle, soyez persuadées que non-seulement je lui marquerai le plaisir qu’il m’aura fait, mais même que je le remercierai du choix qu’il aura fait de vous.»
Les deux maris, chacun de son côté, sollicitèrent les courtisans leurs protecteurs, et les supplièrent de leur faire la grâce d’employer leur crédit pour procurer à leurs femmes l’honneur auquel elles aspiraient, et ces protecteurs agirent si puissamment et si efficacement que le sultan leur promit d’y penser. Le sultan leur tint sa promesse, et dans un entretien avec la sultane, il lui dit qu’il lui paraissait que ses sœurs seraient plus propres à la secourir dans ses couches que toute autre sage-femme étrangère, mais qu’il ne voulait pas les nommer sans avoir auparavant son consentement. La sultane, sensible à la déférence dont le sultan lui donnait une marque si obligeante, lui dit: «Sire, j’étais disposée à ne faire que ce que Votre Majesté me commandera; mais puisqu’elle a eu la bonté de jeter les yeux sur mes sœurs, je la remercie de la considération qu’elle a pour l’amour de moi, et je ne dissimulerai pas que je les recevrai de sa part avec plus de plaisir que des étrangères.»
Le sultan Khosrouschah nomma donc les deux sœurs de la sultane pour lui servir de sages-femmes, et dès lors l’une et l’autre passèrent au palais, avec une grande joie d’avoir trouvé l’occasion telle qu’elles pouvaient la souhaiter d’exécuter la méchanceté détestable qu’elles avaient méditée contre la sultane leur sœur.
Le temps des couches arriva, et la sultane se délivra heureusement d’un prince beau comme le jour. Ni sa beauté ni sa délicatesse ne furent capables de toucher ni d’attendrir le cœur des sœurs impitoyables. Elles l’enveloppèrent de langes assez négligemment, le mirent dans une petite corbeille, et abandonnèrent la corbeille au courant de l’eau d’un canal qui passait au pied de l’appartement de la sultane, et elles produisirent un petit chien mort, en publiant que la sultane en était accouchée. Cette nouvelle désagréable fut annoncée au sultan, et le sultan en conçut une indignation qui eût pu être funeste à la sultane si son grand vizir ne lui eût représenté que Sa Majesté ne pouvait pas, sans injustice, la regarder comme responsable des bizarreries de la nature.
La corbeille, cependant, dans laquelle le petit prince était exposé fut emportée sur le canal jusque hors de l’enceinte d’un mur qui bornait la vue de l’appartement de la sultane par le bas, d’où il continuait en passant au travers du jardin du palais. Par hasard l’intendant des jardins du sultan, l’un des officiers principaux et des plus considérés du royaume, se promenait dans le jardin, le long du canal. Comme il eut aperçu la corbeille, qui flottait, il appela un jardinier qui n’était pas loin. «Va promptement, dit-il en la lui montrant, et apporte-moi cette corbeille, que je voie ce qui est dedans.» Le jardinier part, et du bord du canal, il attire la corbeille à soi adroitement avec la bêche qu’il tenait, l’enlève et l’apporte.