Le lendemain, de grand matin, le prince Bahman monta à cheval, et le prince Perviz et la princesse Parizade, qui avaient voulu le voir partir, l’embrassèrent et lui souhaitèrent un heureux voyage. Mais, au milieu de ces adieux, la princesse se souvint d’une chose qui ne lui était pas venue dans l’esprit. «À propos, mon frère, dit-elle, je ne songeais pas aux accidents auxquels on est exposé dans les voyages. Qui sait si je vous reverrai jamais? Mettez pied à terre, je vous en conjure, et laissez là le voyage. J’aime mieux me priver de la vue et de la possession de l’oiseau qui parle, de l’arbre qui chante et de l’eau jaune, que de courir le risque de vous perdre pour jamais.
«- Ma sœur, reprit le prince Bahman en souriant de la frayeur soudaine de la princesse Parizade, la résolution en est prise, et quand cela ne serait pas, je la prendrais encore, et vous trouverez bon que je l’exécute. Les accidents dont vous parlez n’arrivent qu’aux malheureux. Il est vrai que je puis être du nombre, mais aussi je puis être des heureux, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événements sont incertains, et que je puis succomber dans mon entreprise, tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser un couteau, que voici.»
Alors le prince Bahman tira un couteau, et, en le présentant dans la gaîne à la princesse: «Prenez, dit-il, et donnez-vous de temps en temps la peine de tirer le couteau de sa gaîne; tant que vous le verrez net comme vous le voyez, ce sera une marque que je serai vivant; mais si vous voyez qu’il en dégoutte du sang, croyez que je ne serai plus en vie, et accompagnez ma mort de vos prières.»
La princesse Parizade ne put obtenir autre chose du prince Bahman. Ce prince lui dit adieu, à elle et au prince Perviz, pour la dernière fois, et il partit bien monté, bien armé et bien équipé. Il se mit dans le chemin, et, sans s’en écarter ni à droite ni à gauche, il continua en traversant la Perse, et, le vingtième jour de sa marche, il aperçut, sur le bord du chemin, un vieillard hideux à voir, lequel était assis sous un arbre, à quelque distance d’une chaumière qui lui servait de retraite contre les injures du temps.
Les sourcils blancs comme la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venaient jusqu’au bout du nez; la moustache lui couvrait la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tombaient presque jusqu’aux pieds. Il avait les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large, qui lui couvrait la tête, en forme de parasol; et, pour tout habit, une natte dans laquelle il était enveloppé.
Ce bon vieillard était un derviche qui s’était retiré du monde, il y avait de longues années, et s’était négligé pour s’attacher à Dieu uniquement, de manière qu’à la fin il était fait comme nous venons de le voir.
Le prince Bahman, qui depuis le matin avait été attentif à observer s’il rencontrerait quelqu’un dont il pût s’informer du lieu où son dessein était de se rendre, s’arrêta quand il fut arrivé près du derviche, comme étant le premier qu’il rencontrait, et mit pied à terre, pour se conformer à ce que la dévote avait marqué à la princesse Parizade. En tenant son cheval par la bride, il s’avança jusqu’au derviche, et, en le saluant: «Bon père, dit-il, Dieu prolonge vos jours, et vous accorde l’accomplissement de vos désirs!»
Le derviche répondit au salut du prince, mais si peu intelligiblement, qu’il n’en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que l’empêchement venait de ce que la moustache couvrait la bouche du derviche, et qu’il ne voulait pas passer outre sans prendre de lui l’instruction dont il avait besoin, il prit des ciseaux dont il était muni, et après avoir attaché son cheval à une branche de l’arbre, il lui dit: «Bon derviche, j’ai à vous parler, mais votre moustache empêche que je ne vous entende. Vous voudrez bien, et je vous prie de me laisser faire, que je vous l’accommode, avec vos sourcils, qui vous défigurent et vous font ressembler plutôt à un ours qu’à un homme.»
Le derviche ne s’opposa pas au dessein du prince, il le laissa faire; et comme le prince, quand il eut achevé, eut vu que le derviche avait le teint frais et qu’il paraissait beaucoup moins âgé qu’il ne l’était en effet, il lui dit: «Bon derviche, si j’avais un miroir, je vous ferais voir combien vous êtes rajeuni: vous êtes présentement un homme, et auparavant personne n’eût pu distinguer ce que vous étiez.»
Les caresses du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un sourire avec un compliment. «Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, je vous suis infiniment obligé du bon office que vous avez bien voulu me rendre; je suis prêt à vous en marquer ma reconnaissance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n’avez pas mis pied à terre que quelque besoin ne vous y ait obligé: dites-moi ce que c’est, je tâcherai de vous contenter si je le puis.
«- Bon derviche, reprit le prince Bahman, je viens de loin, et je cherche l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Je sais que ces trois choses sont quelque part ici aux environs, mais j’ignore l’endroit où elles sont précisément. Si vous le savez, je vous conjure de m’enseigner le chemin, afin que je ne prenne pas l’un pour l’autre et que je ne perde pas le fruit du long voyage que j’ai entrepris.»
Le prince, à mesure qu’il tenait ce discours, remarqua que le derviche changeait de visage, qu’il baissait les yeux, et qu’il prit un grand sérieux, jusque-là qu’au lieu de répondre il demeura dans le silence. Cela l’obligea de reprendre la parole. «Bon père, poursuivit-il, il me semble que vous m’avez entendu: dites-moi si vous savez ce que je vous demande ou si vous ne le savez pas, afin que je ne perde pas de temps et que je m’en informe ailleurs.»
Le derviche rompit enfin son silence. «Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m’est connu; mais l’amitié que j’ai conçue pour vous dès que je vous ai vu, et qui est devenue plus forte par le service que vous m’avez rendu, me tient encore en suspens pour savoir si je dois vous accorder la satisfaction que vous souhaitez. – Quel motif peut vous empêcher, reprit le prince, et quelle difficulté trouvez-vous à me la donner? – Je vous le dirai, repartit le derviche; c’est que le danger auquel vous vous exposez est plus grand que vous ne le pouvez croire. D’autres seigneurs, en grand nombre, qui n’avaient ni moins de hardiesse ni moins de courage que vous en pouvez avoir, ont passé par ici et m’ont fait la même demande que vous m’avez faite. Après n’avoir rien oublié pour les détourner de passer outre, ils n’ont pas voulu me croire; je leur ai enseigné le chemin malgré moi en me rendant à leurs instances, et je puis vous assurer qu’ils y ont tous échoué et que je n’en ai pas vu revenir un seul. Pour peu donc que vous aimiez la vie et que vous vouliez suivre mon conseil, vous n’irez pas plus loin et vous retournerez chez vous.»
Le prince Bahman persista dans sa résolution. «Je veux croire, dit-il au derviche, que votre conseil est sincère, et je vous suis obligé de la marque d’amitié que vous me donnez. Mais, quel que soit le danger dont vous me parlez, rien n’est capable de me faire changer de dessein. Quiconque m’attaquera, j’ai de bonnes armes, et il ne sera ni plus vaillant ni plus brave que moi. – Et si ceux qui vous attaqueront, remontra le derviche, ne se font pas voir (car ils sont plusieurs), comment vous défendrez-vous contre des gens qui sont invisibles? – Il n’importe, repartit le prince; quoi que vous puissiez dire, vous ne me persuaderez pas de rien faire contre mon devoir. Puisque vous savez le chemin que je vous demande, je vous conjure encore une fois de me l’enseigner, et de ne pas me refuser cette grâce.»