Quand le derviche vit qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit du prince Bahman, et qu’il était opiniâtre dans la résolution de continuer son voyage nonobstant les avis salutaires qu’il lui donnait, il mit la main dans un sac qu’il avait près de lui, et il en tira une boule qu’il lui présenta, «Puisque je ne puis obtenir de vous, dit-il, que vous m’écoutiez et que vous profitiez de mes conseils, prenez cette boule, et quand vous serez à cheval, jetez-la devant vous et suivez-la jusqu’au pied d’une montagne où elle s’arrêtera. Quand elle sera arrêtée, vous mettrez pied à terre et vous laisserez votre cheval la bride sur le cou, il demeurera à la même place en attendant votre retour. En montant, vous verrez à droite et à gauche une grande quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous côtés qui vous diront mille injures pour vous décourager et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’au haut. Mais gardez-vous bien de vous effrayer, et, sur toute chose, de tourner la tête pour regarder en arrière: en un instant vous seriez changé en une pierre noire, semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous qui n’ont pas réussi dans leur entreprise, comme je vous le disais. Si vous évitez le grand danger que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y fassiez bien réflexion, et que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage, et dans la cage l’oiseau que vous cherchez. Comme il parle, vous lui demanderez où sont l’arbre qui chante et l’eau jaune, et il vous l’enseignera. Je n’ai tien à vous dire davantage: voilà ce que vous avez à faire, voilà ce que vous avez à éviter; mais si vous vouliez me croire, vous suivriez le conseil que je vous ai donné, et vous ne vous exposeriez pas à la perte de votre vie. Encore une fois, pendant qu’il vous reste du temps à y penser, considérez que cette perte irréparable est attachée à une condition à laquelle on peut contrevenir même par inadvertance, comme vous pouvez le comprendre.
«- Pour ce qui est du conseil que vous venez de me répéter, et dont je ne laisse pas de vous avoir obligation, reprit le prince Bahman après avoir reçu la boule, je ne puis le suivre; mais je tâcherai de profiter de l’avis que vous me donnez de ne pas regarder derrière moi en montant, et j’espère que bientôt vous me verrez revenir et vous en remercier plus amplement, chargé de la dépouille que je cherche.» En achevant ces paroles, auxquelles le derviche ne répondit autre chose sinon qu’il le reverrait avec joie et qu’il souhaitait que cela arrivât, il remonta à cheval, prit congé du derviche par une profonde inclination de tête, et jeta la boule devant lui.
La boule roula et continua de rouler presque de la même vitesse que le prince Bahman lui avait imprimée en la jetant, ce qui fit qu’il fut obligé d’accommoder la course de son cheval à la même vitesse pour la suivre, afin de ne la pas perdre de vue. Il la suivit, et quand elle fut au pied de la montagne que le derviche avait dit, où elle s’arrêta, alors il descendit de cheval, et le cheval ne branla pas de la place, quand même il lui eut mis la bride sur le cou. Après qu’il eut reconnu la montagne des yeux et qu’il eut remarqué les pierres noires, il commença à monter, et il n’eut pas fait quatre pas que les voix dont le derviche lui avait parlé se firent entendre, sans qu’il vît personne. Les unes disaient: «Où va cet étourdi? où va-t-il? que veut-il? ne le laissez pas passer.» D’autres: «Arrêtez-le, prenez-le, tuez-le.» D’autres criaient d’une voix de tonnerre: «Au voleur! à l’assassin! au meurtre!» D’autres au contraire criaient d’un ton railleur: «Non, ne lui faites pas de mal, laissez passer le beau mignon; vraiment, c’est pour lui qu’on garde la cage et l’oiseau!»
Nonobstant ces voix importunes, le prince Bahman monta quelque temps avec constance et avec fermeté en s’animant lui-même; mais les voix redoublèrent avec un tintamarre si grand et si près de lui, tant en avant qu’en arrière, que la frayeur le saisit. Les pieds et les jambes commencèrent à lui trembler, il chancela; et bientôt, comme il se fut aperçu que les forces commencèrent à lui manquer, il oublia l’avis du derviche: il se tourna pour se sauver en descendant, et dans le moment il fut changé en une pierre noire, métamorphose qui était arrivée à tant d’autres avant lui pour avoir tenté la même entreprise, et la même chose arriva à son cheval.
Depuis le départ du prince Bahman pour son voyage, la princesse Parizade, qui avait attaché à sa ceinture le couteau avec la gaîne qu’il lui avait laissé pour être informée s’il était mort ou vivant, n’avait pas manqué de le tirer et de le consulter même plusieurs fois chaque jour. De la sorte, elle avait eu la consolation d’apprendre qu’il était en parfaite santé et de s’entretenir souvent de lui avec le prince Perviz, qui la prévenait quelquefois en lui en demandant des nouvelles.
Le jour fatal enfin que le prince Bahman venait d’être métamorphosé en pierre, comme le prince et la princesse s’entretenaient de lui sur le soir, selon leur coutume: «Ma sœur, dit le prince Perviz, tirez le couteau, je vous prie, et apprenons de ses nouvelles.» La princesse le tira, et, en le regardant, ils virent couler le sang de l’extrémité. La princesse, saisie d’horreur et de douleur, jeta le couteau, «Ah! mon cher frère, s’écria-t-elle, je vous ai donc perdu, et perdu par ma faute, et je ne vous reverrai jamais! Que je suis malheureuse! pourquoi vous ai je parlé d’oiseau qui parle, d’arbre qui chante et d’eau jaune? ou plutôt que m’importait-il de savoir si la dévote trouvait cette maison belle ou laide, accomplie ou non accomplie! Plût à Dieu que jamais elle ne se fût avisée de s’y adresser! Hypocrite, trompeuse, ajouta-t-elle, devais-tu reconnaître ainsi la réception que je t’ai faite! Pourquoi m’as-tu parlé d’un oiseau, d’un arbre et d’une eau qui, tout imaginaires qu’ils sont, comme je me le persuade par la fin malheureuse d’un frère si chéri, ne laissent pas de me troubler encore l’esprit par ton enchantement!»
Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princesse Parizade; mais, sans perdre le temps en des regrets inutiles, comme il eut compris par les regrets de la princesse sa sœur qu’elle désirait toujours passionnément d’avoir en sa possession l’oiseau qui parlait, l’arbre qui chantait et l’eau jaune, il interrompit. «Ma sœur, dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman: nos plaintes et notre douleur ne lui rendraient pas la vie. C’est la volonté de Dieu, nous devons nous y soumettre et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer. Pourquoi voulez-vous douter présentement des paroles de la dévote musulmane, après les avoir tenues si fermement pour certaines et pour vraies? Croyez-vous qu’elle vous eût parlé de ces trois choses si elles n’existaient pas, et qu’elle les eût inventées exprès pour vous tromper, vous qui, bien loin de lui en avoir donné sujet, l’avez si bien reçue et accueillie avec tant d’honnêteté et de bonté? Croyons plutôt que la mort de notre frère vient de sa faute, ou de quelque accident que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, ma sœur, que sa mort ne nous empêche pas de poursuivre notre recherche: je m’étais offert de faire le voyage à sa place, je suis dans la même disposition; et, comme son exemple ne me fait pas changer de sentiment, dès demain je l’entreprendrai.»