«- Bon père, répliqua la princesse, je viens de loin, et il me fâcherait fort de retourner chez moi sans avoir exécuté mon dessein. Vous me parlez de difficultés et du danger de perdre la vie; mais vous ne me dites pas quelles sont ces difficultés et en quoi consistent ces dangers; c’est ce que je désirerais savoir, pour me consulter, et voir si je pourrai prendre confiance sur ma résolution, sur mon courage et sur mes forces, ou ne la pas prendre.»
Alors le derviche répéta à la princesse Parizade le même discours qu’il avait tenu aux princes Bahman et Perviz, en lui exagérant les difficultés de monter jusqu’au haut de la montagne, où était l’oiseau dans sa cage, dont il fallait se rendre maître, après quoi l’oiseau donnerait connaissance de l’arbre et de l’eau jaune; le bruit et le tintamarre des voix menaçantes et effroyables qu’on entendait de tous les côtés sans voir personne, et enfin la quantité de pierres noires, objet qui seul était capable de donner de l’effroi à elle et à tout autre, quand elle saurait que ces pierres étaient autant de braves cavaliers qui avaient été ainsi métamorphosés pour avoir manqué à observer la principale condition pour réussir dans cette entreprise, qui était de ne pas se tourner pour regarder derrière soi qu’auparavant on ne se fût saisi de la cage.
Quand le derviche eut achevé: «À ce que je comprends par votre discours, reprit la princesse, la grande difficulté pour réussir dans cette affaire est, premièrement, de monter jusqu’à la cage sans s’effrayer du tintamarre des voix qu’on entend sans voir personne, et, en second lieu, de ne pas regarder derrière soi. Pour ce qui est de cette dernière condition, j’espère que je serai assez maîtresse de moi-même pour la bien observer. Quant à la première, j’avoue que ces voix, telles que vous me les représentez, sont capables d’épouvanter les plus assurés. Mais comme dans toutes les entreprises de grande conséquence et périlleuses il n’est pas défendu d’user d’adresse, je vous demande si l’on pourrait s’en servir dans celle-ci, qui m’est d’une si grande importance. – Et de quelle adresse voudriez-vous user? demanda le derviche. – Il me semble, répondit la princesse, qu’en me bouchant les oreilles de coton, si fortes et si effroyables que les voix pussent être, j’en serais frappée avec beaucoup moins d’impression; comme aussi elles feraient moins d’effet sur mon imagination, et mon esprit demeurerait dans la liberté de ne se pas troubler jusqu’à perdre l’usage de la raison.
«- Madame, reprit le derviche, de tous ceux qui, jusqu’à présent, se sont adressés à moi pour s’informer du chemin que vous demandez, je ne sais si quelqu’un s’est servi de l’adresse que vous me proposez. Ce que je sais, c’est que pas un ne me l’a proposée, et que tous y ont péri. Si vous persistez dans votre dessein, vous pouvez en faire l’épreuve: à la bonne heure si elle vous réussit; mais je ne vous conseillerais pas de vous y exposer.
«- Bon père, repartit la princesse, que je ne persiste pas dans mon dessein! le cœur me dit que l’adresse me réussira, et je suis résolue de m’en servir. Ainsi, il ne me reste plus que d’apprendre de vous quel chemin je dois prendre; c’est la grâce que je vous conjure de ne me pas refuser.» Le derviche l’exhorta pour la dernière fois à se bien consulter, et comme il vit qu’elle était inébranlable dans sa résolution, il tira une boule, et en la lui présentant: «Prenez cette boule, dit-il, remontez à cheval, et quand vous l’aurez jetée devant vous, suivez-la par tous les détours que vous lui verrez faire en roulant jusqu’à la montagne où est ce que vous cherchez et où elle s’arrêtera. Quand elle sera arrêtée, arrêtez-vous aussi, mettez pied à terre et montez. Allez, vous savez le reste, n’oubliez pas d’en profiter.»
La princesse Parizade, après avoir remercié le derviche et pris congé de lui, remonta à cheval. Elle jeta la boule, et elle la suivit par le chemin qu’elle prit en roulant; la boule continua son roulement, et enfin elle s’arrêta au pied de la montagne.
La princesse mit pied à terre, elle se boucha les oreilles de coton, et après qu’elle eut bien considéré le chemin qu’elle avait à tenir pour arriver au haut de la montagne, elle commença à monter d’un pas égal avec intrépidité. Elle entendit les voix, et elle s’aperçut d’abord que le coton lui était d’un grand secours. Plus elle avançait, plus les voix devenaient fortes et se multipliaient, mais non pas à lui faire une impression capable de la troubler. Elle entendit plusieurs sortes d’injures et de railleries piquantes, par rapport à son sexe, qu’elle méprisa, et dont elle ne fit que rire. «Je ne m’offense ni de vos injures ni de vos railleries, disait-elle en elle-même; dites encore pis, je m’en moque, et vous ne m’empêcherez pas de continuer mon chemin.» Elle monta enfin si haut qu’elle commença d’apercevoir la cage et l’oiseau, lequel, de complot avec les voix, tâchait de l’intimider en lui criant d’une voix tonnante, nonobstant la petitesse de son corps: «Retire-toi, n’approche pas!»
La princesse, animée davantage par cet objet, doubla le pas quand elle se vit si près de la fin de sa carrière; elle gagna le haut de la montagne, où le terrain était égal; elle courut droit à la cage, et elle mit la main dessus, en disant à l’oiseau: «Oiseau, je te tiens malgré toi, et tu ne m’échapperas pas.»
Pendant que Parizade ôtait le coton qui lui bouchait les oreilles: «Brave dame, lui dit l’oiseau, ne me veuillez pas de mal de ce que je me suis joint à ceux qui faisaient leurs efforts pour la conservation de ma liberté. Quoique enfermé dans une cage, je ne laissais pas d’être content de mon sort; mais, destiné à devenir esclave, j’aime mieux vous avoir pour maîtresse, vous qui m’avez acquis si courageusement et si dignement, que toute autre personne du monde; et dès à présent je vous jure une fidélité inviolable, avec une soumission entière à tous vos commandements. Je sais qui vous êtes, et je vous apprendrai que vous ne vous connaissez pas vous-même pour ce que vous êtes; mais un jour viendra que je vous rendrai un service dont j’espère que vous m’aurez quelque obligation. Pour commencer à vous donner des marques de ma sincérité, faites-moi connaître ce que vous souhaitez, je suis prêt à vous obéir.»
La princesse, pleine d’une joie d’autant plus inexprimable que la conquête qu’elle venait de faire lui coûtait la mort de deux frères chéris tendrement, et à elle-même tant de fatigue et un danger dont elle connaissait la grandeur, après en être sortie, mieux qu’avant qu’elle s’y engageât, nonobstant ce que le derviche lui en avait représenté, dit à l’oiseau, après qu’il eut cessé de parler: «Oiseau, c’était bien mon intention de te marquer que je souhaite plusieurs choses qui me sont de la dernière importance; je suis ravie que tu m’aies prévenue par le témoignage de ta bonne volonté. Premièrement, j’ai appris qu’il y a ici une eau jaune dont la propriété est merveilleuse; je te demande de m’enseigner où elle est, avant toute chose.» L’oiseau lui enseigna l’endroit, qui n’était pas beaucoup éloigné. Elle y alla, et elle en emplit un petit flacon d’argent qu’elle avait apporté avec elle. Elle revint à l’oiseau, et elle luit dit: «Oiseau, ce n’est pas assez, je cherche aussi l’arbre qui chante; dis-moi où il est.» L’oiseau lui dit: «Tournez-vous, et vous verrez derrière vous un bois où vous trouverez cet arbre.» Le bois n’était pas éloigné, la princesse alla jusque-là, et entre plusieurs arbres, le concert harmonieux qu’elle entendit lui fit connaître celui qu’elle cherchait; mais il était fort gros et fort haut. Elle revint, et elle dit à l’oiseau: «Oiseau, j’ai trouvé l’arbre qui chante, mais je ne puis ni le déraciner ni l’emporter. – Il n’est pas nécessaire de le déraciner, reprit l’oiseau, il suffit que vous en preniez la moindre branche et que vous l’emportiez pour la planter dans votre jardin; elle prendra racine dès qu’elle sera dans la terre, et en peu de temps vous la verrez devenir un aussi bel arbre que celui que vous venez de voir.»