Quand la princesse Parizade eut en main les trois choses dont la dévote musulmane lui avait fait concevoir un désir si ardent, elle dit encore à l’oiseau: «Oiseau, tout ce que tu viens de faire pour moi n’est pas suffisant. Tu es cause de la mort de mes deux frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j’ai vues en montant; je prétends les ramener avec moi.»
Il parut que l’oiseau eût bien voulu se dispenser de satisfaire la princesse sur cet article: en effet, il en fit difficulté. «Oiseau, insista la princesse, souviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon esclave, que tu l’es en effet, et que ta vie est à ma disposition. – Je ne puis, reprit l’oiseau, contester cette vérité; mais, quoique la chose que vous me demandez soit d’une plus grande difficulté que les autres, je ne laisserai pas d’y satisfaire comme aux autres. Jetez les yeux ici à l’entour, ajouta-t-il, et voyez si vous n’y verrez pas une cruche. – Je l’aperçois, dit la princesse. – Prenez-la, dit-il, et en descendant de la montagne, versez un peu de l’eau dont elle est pleine sur chaque pierre noire, ce sera le moyen de retrouver vos deux frères.»
La princesse Parizade prit la cruche, et en emportant avec elle la cage avec l’oiseau, le flacon et la branche, à mesure qu’elle descendait elle versait de l’eau de la cruche sur chaque pierre noire qu’elle rencontrait, et chacune se changeait en homme. Et comme elle n’en omit aucune, tous les chevaux, tant des princes ses frères que des autres seigneurs, reparurent. De la sorte, elle reconnut les princes Bahman et Perviz, qui la reconnurent aussi et qui vinrent l’embrasser. En les embrassant de même et en leur témoignant son étonnement: «Mes chers frères, dit-elle, que faites-vous donc ici?» Comme ils eurent répondu qu’ils venaient de dormir: «Oui; mais, reprit-elle, sans moi votre sommeil durerait encore et il eût peut-être duré jusqu’au jour du jugement. Ne vous souvient-il pas que vous étiez venus chercher l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune, et d’avoir vu, en arrivant, les pierres noires dont cet endroit était parsemé? Regardez et voyez s’il en reste une seule. Les seigneurs qui nous environnent, et vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux qui vous attendent, comme vous le pouvez voir. Et si vous désirez savoir comment cette merveille s’est faite, c’est, continua-t-elle en leur montrant la cruche dont elle n’avait plus besoin et qu’elle avait déjà posée au pied de la montagne, par la vertu de l’eau dont cette cruche était pleine et que j’ai versée sur chaque pierre. Comme, après avoir rendu mon esclave l’oiseau qui parle, que voici dans cette cage, et trouvé par son moyen l’arbre qui chante, dont je tiens une branche, et l’eau jaune, dont ce flacon est plein, je ne voulais pas retourner sans vous remener avec moi, je l’ai contraint, par le pouvoir que j’ai acquis sur lui, de m’en donner le moyen, et il m’a enseigné où était cette cruche et l’usage que j’en devais faire.»
Les princes Bahman et Perviz connurent par ce discours l’obligation qu’ils avaient à la princesse leur sœur, et les seigneurs, qui s’étaient tous assemblés autour d’eux et qui avaient entendu le même discours, les imitèrent en lui marquant que, bien loin de lui porter envie au sujet de la conquête qu’elle venait de faire, et à laquelle ils avaient aspiré, ils ne pouvaient mieux lui témoigner leur reconnaissance de la vie qu’elle venait de leur redonner, qu’en se déclarant ses esclaves et prêts à faire tout ce qu’elle leur ordonnerait.
«Seigneurs, reprit la princesse, si vous avez fait attention à mon discours, vous avez pu remarquer que je n’ai eu autre intention, dans ce que j’ai fait, que de recouvrer mes frères: ainsi, s’il vous en est arrivé le bienfait que vous dites, vous ne m’en avez nulle obligation. Je ne prends de part à votre compliment que l’honnêteté que vous voulez bien m’en faire, et je vous en remercie comme je le dois. D’ailleurs je vous regarde, chacun en particulier, comme des personnes aussi libres que vous l’étiez avant votre disgrâce, et je me réjouis avec vous du bonheur qui vous en est arrivé à mon occasion. Mais ne demeurons pas davantage dans un lieu où il n’y a plus rien qui doive nous arrêter plus longtemps: remontons à cheval et retournons chacun au pays d’où nous sommes venus.»
La princesse Parizade donna l’exemple la première en allant reprendre son cheval, qu’elle trouva où elle l’avait laissé. Avant qu’elle montât à cheval, le prince Bahman, qui voulait la soulager, la pria de lui donner la cage à porter. «Mon frère, reprit la princesse, l’oiseau est mon esclave, je veux le porter moi-même; mais si vous voulez vous charger de la branche de l’arbre qui chante, la voilà. Tenez la cage néanmoins pour me la rendre quand je serai à cheval.» Quand elle fut remontée à cheval et que le prince Bahman lui eut rendu la cage et l’oiseau: «Et vous, mon frère Perviz, dit elle en se tournant du côté où il était, voilà aussi le flacon d’eau jaune que je remets à votre garde, si cela ne vous incommode pas.» Et le prince Perviz s’en chargea avec bien du plaisir.
Quand le prince Bahman et le prince Perviz et tous les seigneurs furent tous à cheval, la princesse Parizade attendait que quelqu’un d’eux se mît à la tête et commençât la marche. Les deux princes voulurent en faire civilité aux seigneurs, et les seigneurs de leur côté voulaient la faire à la princesse. Comme la princesse vit que pas un des seigneurs ne voulait se donner cet avantage, et que c’était pour lui en laisser l’honneur, elle s’adressa à tous et elle leur dit: «Seigneurs, j’attends que vous marchiez. – Madame, reprit au nom de tous un de ceux qui étaient le plus près d’elle, quand nous ignorerions l’honneur qui est dû à votre sexe, il n’y a pas d’honneur que nous ne soyons prêts à vous rendre après ce que vous venez de faire pour nous, nonobstant votre modestie. Nous la supplions de ne nous pas priver plus longtemps du bonheur de la suivre.
«- Seigneurs, dit alors la princesse, je ne mérite pas l’honneur que vous me faites et je ne l’accepte que parce que vous le souhaitez.» En même temps elle se mit en marche, et les deux princes et les seigneurs la suivirent en troupe sans distinction.
La troupe voulut voir le derviche en passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires, qu’ils avaient trouvés sincères; mais il était mort, et l’on n’a pu savoir si c’était de vieillesse ou parce qu’il n’était plus nécessaire pour enseigner le chemin qui conduisait à la conquête des trois choses dont la princesse Parizade venait de triompher.
Ainsi la troupe continua son chemin, mais elle commença à diminuer chaque jour. En effet, les seigneurs qui étaient venus de différents pays, comme nous l’avons dit, après avoir, chacun en particulier, réitéré à la princesse l’obligation qu’ils lui avaient, prirent congé d’elle et des princes ses frères, l’un après l’autre, à mesure qu’ils rencontraient le chemin par où ils étaient venus. La princesse et les princes Bahman et Perviz continuèrent le leur jusqu’à ce qu’ils arrivèrent chez eux.
D’abord la princesse posa la cage dans le jardin dont nous avons parlé, et, comme le salon était du côté du jardin, dès que l’oiseau eut fait entendre son chant, les rossignols, les pinsons, les alouettes, les fauvettes, les chardonnerets et une infinité d’autres oiseaux du pays vinrent l’accompagner de leur ramage. Pour ce qui est de la branche, elle la fit planter en sa présence dans un endroit du parterre peu éloigné de la maison; elle prit racine et en peu de temps elle devint un grand arbre, dont les feuilles rendirent bientôt la même harmonie et le même concert que l’arbre d’où elle avait été cueillie. Quant au flacon d’eau jaune, elle fit préparer au milieu du parterre un grand bassin de beau marbre, et quand il fut achevé, elle y versa toute l’eau jaune qui était contenue dans le flacon. Aussitôt elle commença à foisonner en se gonflant, et quand elle fut venue à peu près jusqu’aux bords du bassin, elle s’éleva dans le milieu en grosse gerbe jusqu’à la hauteur de vingt pieds, en retombant et en continuant de même, sans que l’eau débordât.