Le concert cessa afin de donner lieu au calife d’être attentif à la contenance de son nouvel hôte et à tout ce qu’il pourrait dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand respect. «Hélas! s’écria Abou-Hassan en se mordant les doigts et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois! Je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence. C’est un malhonnête homme que j’ai reçu chez moi hier au soir qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est, m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi; mais il ne l’a pas fait, et le diable est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de commandeur des croyants et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres!»
Après ces dernières paroles, Abou-Hassan ferma les yeux, et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après il les ouvrit, et en les jetant de côté et d’autre sur tous les objets qui se présentaient à sa vue: «Grand Dieu! s’écria-t-il encore une fois avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre providence, préservez-moi de la tentation de Satan.» Puis en refermant les yeux: «Je sais, continua-t-il, ce que je ferai: je vais dormir jusqu’à ce que Satan me quitte et s’en retourne par où il est venu, quand je devrais attendre jusqu’à midi.»
On ne lui donna pas le temps de se rendormir, comme il venait de se le proposer. Force des Cœurs, une des dames qu’il avait vues la première fois, s’approcha de lui, et en s’asseyant sur le bord du sofa: «Commandeur des croyants, lui dit-elle respectueusement, je supplie Votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de l’avertir de ne pas se rendormir, mais de faire des efforts pour se réveiller et se lever, parce que le jour commence à paraître. – Retire-toi, Satan! dit Abou-Hassan en entendant cette voix.» Puis en regardant Force des Cœurs: «Est-ce moi, lui dit-il, que vous appelez commandeur des croyants? Vous me prenez pour un autre, certainement.
«- C’est à Votre Majesté, reprit Force des Cœurs, que je donne ce titre, qui lui appartient comme au souverain de tout ce qu’il y a au monde de musulmans, dont je suis très-humblement esclave et à qui j’ai l’honneur de parler. Votre Majesté veut se divertir sans doute, ajouta-t-elle, en faisant semblant de s’être oubliée elle-même, à moins que ce ne soit un reste de quelque songe fâcheux. Mais si elle veut bien ouvrir les yeux, les nuages qui peuvent lui troubler l’imagination se dissiperont, et elle verra qu’elle est dans son palais, environnée de ses officiers et de toutes tant que nous sommes de ses esclaves, prêtes à lui rendre nos services ordinaires. Au reste, Votre Majesté ne doit pas s’étonner de se voir dans ce salon et non pas dans son lit: elle s’endormit hier si subitement que nous ne voulûmes pas l’éveiller pour la conduire jusqu’à sa chambre, et nous nous contentâmes de la coucher commodément sur ce sofa.»
Force des Cœurs dit tant d’autres choses à Abou-Hassan qui lui parurent vraisemblables, qu’enfin il se mit sur son séant. Il ouvrit les yeux et il la reconnut, de même que Bouquet de Perles et les autres dames qu’il avait déjà vues. Alors elles s’approchèrent toutes ensemble, et Force des Cœurs, en reprenant la parole: «Commandeur des croyants et vicaire du prophète en terre, dit-elle, Votre Majesté aura pour agréable que nous l’avertissions encore qu’il est temps qu’elle se lève; voilà le jour qui paraît.
«- Vous êtes des fâcheuses et des importunes, reprit Abou-Hassan en se frottant les yeux; je ne suis pas commandeur des croyants, je suis Abou-Hassan, je le sais bien, et vous ne me persuaderez pas le contraire. – Nous ne connaissons pas l’Abou-Hassan dont Votre Majesté nous parle, reprit Force des Cœurs; nous ne voulons pas même le connaître: nous connaissons Votre Majesté pour le commandeur des croyants, et elle ne nous persuadera jamais qu’elle ne le soit pas.»
Abou-Hassan jetait les yeux de tous côtés, et se trouvait comme enchanté de se voir dans le même salon où il s’était déjà trouvé, mais il attribuait tout cela à un songe pareil à celui qu’il avait eu, et dont il craignait les suites fâcheuses. «Dieu me fasse miséricorde! s’écria-t-il en élevant les mains et les yeux comme un homme qui ne sait où il en est; je me remets entre ses mains. Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable, qui est entré dans ma chambre, ne m’obsède et ne trouble mon imagination de toutes ces visions.» Le calife, qui le voyait et qui venait d’entendre toutes ses exclamations, se mit à rire de si bon cœur, qu’il eut bien de la peine à s’empêcher d’éclater.
Abou-Hassan cependant s’était recouché, et il avait refermé les yeux. «Commandeur des croyants, lui dit aussitôt Force des Cœurs, puisque Votre Majesté ne se lève pas, après l’avoir avertie qu’il est jour, selon notre devoir, et qu’il est nécessaire qu’elle vaque aux affaires de l’empire dont le gouvernement lui est confié, nous userons de la permission qu’elle nous a donnée en pareil cas.» En même temps, elle le prit par un bras et elle appela les autres dames, qui lui aidèrent à le faire sortir du lit, et le portèrent, pour ainsi dire, jusqu’au milieu du salon, où elles le mirent sur son séant. Elles se prirent ensuite chacune par la main, et elles dansèrent et sautèrent autour de lui, au son de tous les instruments et de tous les tambours de basque, que l’on faisait retentir sur sa tête et autour de ses oreilles.
Abou-Hassan se trouva dans une perplexité d’esprit inexprimable. «Serais-je véritablement calife et commandeur des croyants?» se disait-il à lui-même. Enfin, dans l’incertitude où il était, il voulait dire quelque chose, mais le grand bruit de tous les instruments l’empêchait de se faire entendre. Il fit signe à Bouquet de Perles et à Étoile du Matin, qui se tenaient par la main en dansant autour de lui, qu’il voulait parler. Aussitôt elles firent cesser la danse et les instruments, et elles s’approchèrent de lui. «Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénûment, et dites-moi dans la vérité qui je suis.
«- Commandeur des croyants, répondit Étoile du Matin, Votre Majesté veut nous surprendre en nous faisant cette demande, comme si elle ne savait pas elle-même qu’elle est le commandeur des croyants et le vicaire en terre du prophète de Dieu, maître de l’un et de l’autre monde, de ce monde où nous sommes et du monde à venir après la mort. Si cela n’était pas, il faudrait qu’un songe extraordinaire lui eût fait oublier ce qu’elle est. Il pourrait bien en être quelque chose, si l’on considère que Votre Majesté a dormi cette nuit plus longtemps qu’à l’ordinaire. Néanmoins si Votre Majesté veut bien me le permettre, je la ferai ressouvenir de ce qu’elle fit hier dans la journée.» Elle lui raconta donc son entrée au conseil, le châtiment de l’iman et des quatre vieillards par le juge de police, le présent d’une bourse de pièces d’or envoyée par son vizir à la mère d’un nommé Abou-Hassan; ce qu’il fit dans l’intérieur de son palais et ce qui se passa aux trois repas qui lui furent servis dans, les trois salons, jusqu’au dernier, «où Votre Majesté, continua-t-elle en s’adressant à lui, après nous avoir fait mettre à table à ses côtés, nous fit l’honneur d’entendre nos chansons et de recevoir du vin de nos mains, jusqu’au moment que Votre Majesté s’endormit de la manière que Force des Cœurs vient de le raconter. Depuis ce temps Votre Majesté, contre sa coutume, a toujours dormi d’un profond sommeil jusqu’à présent qu’il est jour. Bouquet de Perles, toutes les autres esclaves et tous les officiers qui sont ici certifieront la même chose. Ainsi, que Votre Majesté se mette donc en état de faire sa prière, car il en est temps.