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«- Commandeur des croyants, reprit Abou-Hassan, quelque grands que soient les maux que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire du moment que j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain seigneur et maître. À l’égard de la générosité dont Votre Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de sa parole irrévocable. Mais, comme l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me donne cette liberté, la grâce que j’ose lui demander c’est de me donner assez d’accès près de sa personne pour avoir le bonheur d’être toute ma vie l’admirateur de sa grandeur.»

Ce dernier témoignage du désintéressement d’Abou-Hassan acheva de lui mériter toute l’estime du calife. «Je te sais bon gré de ta demande, lui dit le calife; je te l’accorde avec l’entrée libre dans mon palais à toute heure, en quelque endroit que je me trouve.» En même temps il lui assigna un logement dans le palais; et à l’égard de ses appointements, il lui dit qu’il ne voulait pas qu’il eût affaire à ses trésoriers, mais à sa personne même, et sur-le-champ il lui fit donner par son trésorier particulier une bourse de mille pièces d’or. Abou-Hassan fit de profonds remerciements au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil selon sa coutume.

Abou-Hassan prit ce temps-là pour aller au plus tôt informer sa mère de tout ce qui se passait et lui apprendre sa bonne fortune. Il lui fit connaître que tout ce qui lui était arrivé n’était point un songe, qu’il avait été calife et qu’il en avait réellement fait les fonctions pendant un jour entier, et reçu véritablement les honneurs; qu’elle ne devait pas douter de ce qu’il lui disait, puisqu’il en avait eu la confirmation de la propre bouche du calife même.

La nouvelle de l’histoire d’Abou-Hassan ne tarda guère à se répandre dans toute la ville de Bagdad; elle passa même dans les provinces voisines, et de là dans les plus éloignées, avec les circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avait été accompagnée.

La nouvelle faveur d’Abou-Hassan le rendait extrêmement assidu auprès du calife. Comme il était naturellement de bonne humeur et qu’il faisait naître la joie partout où il se trouvait, par ses bons mots et par ses plaisanteries, le calife ne pouvait guère se passer de lui, et il ne faisait aucune partie de divertissement sans l’y appeler; il le menait même quelquefois chez Zobéide, son épouse, à qui il avait raconté son histoire, qui l’avait extrêmement divertie. Zobéide le goûtait assez, mais elle remarqua que toutes les fois qu’il accompagnait le calife chez elle, il avait toujours les yeux sur une de ses esclaves appelée Nouzhat-Oulaoudat: c’est pourquoi elle résolut d’en avertir le calife. «Commandeur des croyants, dit un jour la princesse au calife, vous ne remarquez peut-être pas comme moi que toutes les fois que Abou-Hassan vous accompagne ici, il ne cesse d’avoir les yeux sur Nouzhat-Oulaoudat, et il ne manque jamais de la faire rougir. Vous ne doutez point que ce ne soit une marque certaine qu’elle ne le hait pas. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ferons un mariage de l’un et de l’autre.

«- Madame, reprit le calife, vous me faites souvenir d’une chose que je devrais avoir déjà faite. Je sais le goût d’Abou-Hassan sur le mariage, par lui-même, et je lui avais toujours promis de lui donner une femme dont il aurait tout sujet d’être content. Je suis bien aise que vous m’en ayez parlé, et je ne sais comment la chose m’était échappée de la mémoire. Mais il vaut mieux que Abou-Hassan ait suivi son inclination par le choix qu’il a fait lui-même. D’ailleurs, puisque Nouzhat-Oulaoudat ne s’en éloigne pas, nous ne devons point hésiter sur ce mariage. Les voilà l’un et l’autre, ils n’ont qu’à déclarer s’ils y consentent.»

Abou-Hassan se jeta aux pieds du calife et de Zobéide pour leur marquer combien il était sensible aux bontés qu’ils avaient pour lui. «Je ne puis, dit-il en se relevant, recevoir une épouse de meilleures mains; mais je n’ose espérer que Nouzhat-Oulaoudat veuille me donner la sienne d’aussi bon cœur que je suis prêt de lui donner la mienne.» En achevant ces paroles, il regarda l’esclave de la princesse, qui témoigna assez de son côté, par son silence respectueux et par la rougeur qui lui montait au visage, qu’elle était toute disposée à suivre la volonté du calife et de Zobéide, sa maîtresse.

Le mariage se fit, et les noces furent célébrées dans le palais avec de grandes réjouissances, qui durèrent plusieurs jours. Zobéide se fit un point d’honneur de faire de riches présents à son esclave pour faire plaisir au calife, et le calife, de son côté, en considération de Zobéide, en usa de même envers Abou-Hassan.

La mariée fut conduite au logement que le calife avait assigné à Abou-Hassan, son mari, qui l’attendait avec impatience. Il la reçut au bruit de tous les instruments de musique et des chœurs de musiciens et musiciennes du palais, qui faisaient retentir l’air du concert de leurs voix et de leurs instruments.

Plusieurs jours se passèrent en fêtes et en réjouissances accoutumées dans ces sortes d’occasions, après lesquels on laissa les nouveaux mariés jouir paisiblement de leurs amours. Abou-Hassan et sa nouvelle épouse étaient charmés l’un de l’autre. Ils vivaient dans une union si parfaite que, hors le temps qu’ils employaient à faire leur cour, l’un au calife et l’autre à la princesse Zobéide, ils étaient toujours ensemble et ne se quittaient point. Il est vrai que Nouzhat-Oulaoudat avait toutes les qualités d’une femme capable de donner de l’amour et de l’attachement à Abou-Hassan, puisqu’elle était selon les souhaits sur lesquels il s’était expliqué au calife, c’est-à-dire en état de lui tenir tête à table. Avec ces dispositions, ils ne pouvaient manquer de passer ensemble leur temps très-agréablement. Aussi leur table était-elle toujours mise et couverte, à chaque repas, des mets les plus délicats et les plus friands, qu’un traiteur avait soin de leur apprêter et de leur fournir. Le buffet était toujours chargé du vin le plus exquis, et disposé de manière qu’il était à la portée de l’un et de l’autre lorsqu’ils étaient à table. Là, ils jouissaient d’un agréable tête-à-tête, et s’entretenaient de mille plaisanteries, qui leur faisaient faire des éclats de rire plus ou moins grands, selon qu’ils avaient mieux ou moins bien rencontré à dire quelque chose capable de les réjouir. Le repas du soir était particulièrement consacré à la joie. Ils ne s’y faisaient servir que des fruits excellents, des gâteaux et des pâtes d’amandes, et à chaque coup de vin qu’ils buvaient, ils s’excitaient l’un et l’autre par quelques chansons nouvelles, qui fort souvent étaient des impromptus faits à propos et sur le sujet dont ils s’entretenaient. Ces chansons étaient quelquefois accompagnées d’un luth ou de quelque autre instrument dont ils savaient toucher l’un et l’autre.

Abou-Hassan et Nouzhat-Oulaoudat passèrent ainsi un assez long espace de temps à faire bonne chère et à se bien divertir. Ils ne s’étaient jamais mis en peine de leur dépense de bouche, et le traiteur qu’ils avaient choisi pour cela avait fait les avances. Il était juste qu’il reçût quelque argent: c’est pourquoi il leur présenta le mémoire de ce qu’il avait avancé. La somme se trouva très-forte. On y ajouta celle à quoi pouvait monter la dépense déjà faite en habits de noces des plus riches étoffes pour l’un et pour l’autre, et en joyaux de très-grand prix pour la mariée; et la somme se trouva si excessive qu’ils s’aperçurent, mais trop tard, que de tout l’argent qu’ils avaient reçu des bienfaits du calife et de la princesse Zobéide en considération de leur mariage, il ne leur restait précisément que ce qu’il fallait pour y satisfaire. Cela leur fit faire de grandes réflexions sur le passé, qui ne remédiaient point au mal présent. Abou-Hassan fut d’avis de payer le traiteur, et sa femme y consentit. Ils le firent venir et lui payèrent tout ce qu’ils lui devaient, sans rien témoigner de l’embarras où ils allaient se trouver sitôt qu’ils auraient fait ce paiement.