Mesrour ne manquait pas de raisons à opposer au discours de la princesse; mais comme il craignait de l’irriter encore davantage, il prit le parti de la retenue et demeura dans le silence, bien convaincu pourtant, par toutes les preuves qu’il en avait, que Nouzhat-Oulaoudat était morte, et non pas Abou-Hassan.
Pendant cette contestation entre Zobéide et Mesrour, le calife, qui avait vu les témoignages apportés de part et d’autre, dont chacun se faisait fort, et toujours persuadé du contraire de ce que disait la princesse, tant par ce qu’il avait vu lui-même en parlant à Abou-Hassan que par ce que Mesrour venait de lui rapporter, riait de tout son cœur de voir que Zobéide était si fort en colère contre Mesrour. «Madame, pour le dire encore une fois, dit-il à Zobéide, je ne sais pas qui est celui qui a dit que les femmes avaient quelquefois des absences d’esprit; mais vous voulez bien que je vous dise que vous faites voir qu’il ne pouvait rien dire de plus véritable. Mesrour vient tout franchement de chez Abou-Hassan, il vous dit qu’il a vu de ses propres yeux Nouzhat-Oulaoudat morte au milieu de la chambre, et Abou-Hassan vivant, assis auprès de la défunte; et nonobstant son témoignage, qu’on ne peut pas raisonnablement récuser, vous ne voulez pas le croire: c’est ce que je ne puis comprendre.»
Zobéide, sans vouloir entendre ce que le calife lui représentait: «Commandeur des croyants, reprit-elle, pardonnez-moi si je vous tiens pour suspect. Je vois bien que vous êtes d’intelligence avec Mesrour pour me chagriner et pour pousser ma patience à bout. Et comme je m’aperçois que le rapport que Mesrour vous a fait est un rapport concerté avec vous, je vous prie de me laisser la liberté d’envoyer aussi quelque personne de ma part chez Abou-Hassan, pour savoir si je suis dans l’erreur.»
Le calife y consentit, et la princesse chargea sa nourrice de cette importante commission. C’était une femme fort âgée qui était toujours restée près de Zobéide depuis son enfance, et qui était là présente parmi ses autres femmes. «Nourrice, lui dit-elle, écoute: va-t’en chez Abou-Hassan, ou plutôt chez Nouzhat-Oulaoudat, puisque Abou-Hassan est mort; tu vois quelle est ma dispute avec le commandeur des croyants et avec Mesrour: il n’est pas besoin de te rien dire davantage. Éclaire-toi de tout, et si tu me rapportes une bonne nouvelle, il y aura un beau présent pour toi. Va vite, et reviens incessamment.»
La nourrice partit, avec une grande joie du calife, qui était ravi de voir Zobéide dans cet embarras. Mais Mesrour, extrêmement mortifié de voir la princesse dans une si grande colère contre lui, cherchait les moyens de l’apaiser, et de faire en sorte que le calife et Zobéide fussent également contents de lui. C’est pourquoi il fut ravi dès qu’il vit que Zobéide prenait le parti d’envoyer sa nourrice chez Abou-Hassan, parce qu’il était persuadé que le rapport qu’elle lui ferait ne manquerait pas de se trouver conforme au sien, et qu’il servirait à le justifier et à le remettre dans ses bonnes grâces.
Abou-Hassan, cependant, qui était toujours en sentinelle à la jalousie, aperçut la nourrice d’assez loin. Il comprit d’abord que c’était un message de la part de Zobéide. Il appela sa femme, et sans hésiter un moment sur le parti qu’ils avaient à prendre: «Voilà, lui dit-il, la nourrice de la princesse qui vient pour s’informer de la vérité; c’est à moi à faire encore le mort à mon tour.»
Tout était préparé. Nouzhat-Oulaoudat ensevelit Abou-Hassan promptement, jeta par-dessus lui la pièce de brocart que Zobéide lui avait donnée, et lui mit son turban sur le visage. La nourrice, dans l’empressement où elle était de s’acquitter de sa commission, était venue d’un assez bon pas. En entrant dans la chambre, elle aperçut Nouzhat-Oulaoudat assise à la tête d’Abou-Hassan, tout échevelée et tout en pleurs, qui se frappait les joues et la poitrine en jetant de grands cris.
Elle s’approcha de la fausse veuve. «Ma chère Nouzhat-Oulaoudat, lui dit-elle d’un air fort triste, je ne viens pas ici pour troubler votre douleur ni vous empêcher de répandre des larmes pour un mari qui vous aimait si tendrement. – Ah! bonne mère, interrompit pitoyablement la fausse veuve, vous voyez quelle est ma disgrâce et de quel malheur je me trouve accablée aujourd’hui par la perte de mon cher Abou-Hassan, que Zobéide, ma chère maîtresse et la vôtre, et le commandeur des croyants, m’avaient donné pour mari. Abou-Hassan, mon cher époux! s’écria-t-elle encore, que vous ai-je fait pour m’avoir abandonnée si promptement? N’ai-je pas toujours suivi vos volontés plutôt que les miennes? Hélas! que deviendra la pauvre Nouzhat-Oulaoudat?»
La nourrice était dans une surprise extrême de voir le contraire de ce que le chef des eunuques avait rapporté au calife. «Ce visage noir de Mesrour, s’écria-t-elle avec exclamation en élevant les mains, mériterait bien que Dieu le confondît d’avoir excité une si grande dissension entre ma bonne maîtresse et le commandeur des croyants, par un mensonge aussi insigne que celui qu’il leur a fait. Il faut, ma fille, dit-elle en s’adressant à Nouzhat-Oulaoudat, que je vous dise la méchanceté et l’imposture de ce vilain Mesrour, qui a soutenu à notre bonne maîtresse, avec une effronterie inconcevable, que vous étiez morte et que Abou-Hassan était vivant.
«- Hélas! ma bonne mère, s’écria alors Nouzhat-Oulaoudat, plût à Dieu qu’il eût dit vrai! je ne serais pas dans l’affliction où vous me voyez, et je ne pleurerais pas un époux qui m’était si cher.» En achevant ces dernières paroles elle fondit en larmes, et elle marqua une plus grande désolation par le redoublement de ses pleurs et de ses cris.
La nourrice, attendrie par les larmes de Nouzhat-Oulaoudat, s’assit auprès d’elle, et, en les accompagnant des siennes, elle s’approcha insensiblement de la tête d’Abou-Hassan, souleva un peu son turban et lui découvrit le visage pour tâcher de le reconnaître. «Ah! pauvre Abou-Hassan! dit-elle en le recouvrant aussitôt, je prie Dieu qu’il vous fasse miséricorde. Adieu, ma fille, dit-elle à Nouzhat-Oulaoudat; si je pouvais vous tenir compagnie plus longtemps, je le ferais de bon cœur; mais je ne puis m’arrêter davantage; mon devoir me presse d’aller incessamment délivrer notre bonne maîtresse de l’inquiétude affligeante où ce vilain noir l’a plongée par son impudent mensonge, en lui assurant, même avec serment, que vous étiez morte.»
À peine la nourrice de Zobéide eut fermé la porte en sortant, que Nouzhat-Oulaoudat, qui jugeait bien qu’elle ne reviendrait pas, tant elle avait hâte de rejoindre la princesse, essuya ses larmes, débarrassa au plus tôt Abou-Hassan de tout ce qui était autour de lui, et ils allèrent tous deux reprendre leurs places sur le sofa contre la jalousie, en attendant tranquillement la fin de cette tromperie, toujours prêts à se tirer d’affaire, de quelque côté qu’on voulût les prendre.
La nourrice de Zobéide, cependant, malgré sa grande vieillesse, avait pressé le pas en revenant encore plus qu’elle n’avait fait en allant. Le plaisir de porter à la princesse une bonne nouvelle, et plus encore l’espérance d’une bonne récompense, la firent arriver en peu de temps. Elle entra dans le cabinet de la princesse presque hors d’haleine, et en lui rendant compte de sa commission, elle raconta naïvement à Zobéide tout ce qu’elle venait de voir.
Zobéide écouta le rapport de sa nourrice avec un plaisir des plus sensibles, et elle le fit bien voir, car dès qu’elle eut achevé, elle dit à sa nourrice d’un ton qui marquait gain de cause: «Raconte donc la même chose au commandeur des croyants, qui nous regarde comme dépourvues de bon sens, et qui, avec cela, voudrait nous faire accroire que nous n’avons aucun sentiment de religion, et que nous n’avons pas la crainte de Dieu. Dis-le à ce méchant esclave noir qui a l’insolence de me soutenir une chose qui n’est pas et que je sais mieux que lui.»