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Pendant que Abou-Hassan buvait: «Cela me plaît, dit le calife en se saisissant de la lasse qui lui était destinée, et voilà ce qu’on appelle un brave homme. Je vous aime de cette humeur et avec cette gaieté; j’attends que vous m’en versiez autant.»

Abou-Hassan n’eut pas plutôt bu, qu’en remplissant la tasse que le calife lui présentait: «Goûtez, seigneur, dit-il, vous le trouverez bon.

«- J’en suis bien persuadé, reprit le calife d’un air riant; il n’est pas possible qu’un homme comme vous ne sache faire le choix des meilleures choses.»

Pendant que le calife buvait: «Il ne faut que vous regarder, repartit Abou-Hassan, pour s’apercevoir du premier coup d’œil que vous êtes de ces gens qui ont vu le monde et qui savent vivre. Si ma maison, ajouta-t-il en vers arabes, était capable de sentiment et qu’elle fût sensible au sujet de joie qu’elle a de vous posséder, elle le marquerait hautement, et en se prosternant devant vous, elle s’écrierait: Ah! quel plaisir, quel bonheur, de me voir honorée de la présence d’une personne si honnête et si complaisante qu’elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi! Enfin, seigneur, je suis au comble de la joie d’avoir fait aujourd’hui la rencontre d’un homme de votre mérite.»

Ces saillies d’Abou-Hassan divertissaient fort le calife, qui avait naturellement l’esprit très-enjoué, et qui se faisait un plaisir de l’exciter à boire en demandant souvent lui-même du vin, afin de le mieux connaître dans son entretien par la gaieté que le vin lui inspirerait. Pour entrer en conversation, il lui demanda comment il s’appelait, à quoi il s’occupait et de quelle manière il passait la vie. «Seigneur, répondit-il, mon nom est Abou-Hassan. J’ai perdu mon père, qui était marchand, non pas à la vérité des plus riches, mais au moins de ceux qui vivaient le plus commodément à Bagdad. En mourant il me laissa une succession plus que suffisante pour vivre sans ambition selon mon état. Comme sa conduite à mon égard avait été fort sévère, et que jusqu’à sa mort j’avais passé la meilleure partie de ma jeunesse dans une grande contrainte, je voulus tâcher de réparer le bon temps que je croyais avoir perdu.

«En cela néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, je me gouvernai d’une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils se livrent à la débauche sans considération, et ils s’y abandonnent jusqu’à ce que, réduits à la dernière pauvreté, ils fassent malgré eux une pénitence forcée pendant le reste de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts, l’une en fonds et l’autre en argent comptant. Je destinai l’argent comptant pour les dépenses que je méditais, et je pris une ferme résolution de ne point toucher à mes revenus. Je fis une société de gens de ma connaissance et à peu près de mon âge, et sur l’argent comptant que je dépensais à pleine main, je les régalais splendidement chaque jour, de manière que rien ne manquait à nos divertissements. Mais la durée n’en fut pas longue. Je ne trouvai plus rien au fond de ma cassette à la fin de l’année, et en même temps tous mes amis de table disparurent. Je les vis l’un après l’autre, je leur représentai l’état malheureux où je me trouvais, mais aucun ne m’offrit de quoi me soulager. Je renonçai donc à leur amitié, et en me réduisant à ne plus dépenser que mon revenu, je me retranchai à n’avoir plus de société qu’avec le premier étranger que je rencontrerais chaque jour à son arrivée à Bagdad, avec cette condition de ne le régaler que ce seul jour-là. Je vous ai informé du reste, et je remercie ma bonne fortune de m avoir présenté aujourd’hui un étranger de votre mérite.»

Le calife, fort satisfait de cet éclaircissement, dit à Abou-Hassan: «Je ne puis assez vous louer du bon parti que vous avez pris d’avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche, et de vous être conduit d’une manière qui n’est pas ordinaire à la jeunesse. Je vous estime encore d’avoir été fidèle à vous-même au point que vous l’avez été. Le pas était bien glissant, et je ne puis assez admirer comment, après avoir vu la fin de votre argent comptant, vous avez eu assez de modération pour ne pas dissiper votre revenu et même votre fonds. Pour vous dire ce que j’en pense, je tiens que vous êtes le seul débauché à qui pareille chose est arrivée et à qui elle arrivera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que j’envie votre bonheur. Vous êtes le plus heureux mortel qu’il y ait sur la terre, d’avoir chaque jour la compagnie d’un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir si agréablement, et à qui vous donnez lieu de publier partout la bonne réception que vous lui faites. Mais ni vous ni moi nous ne nous apercevons pas que c’est parler trop longtemps sans boire: buvez, et versez-m’en ensuite.» Le calife et Abou-Hassan continuèrent de boire longtemps en s’entretenant de choses très-agréables.

La nuit était déjà fort avancée, et le calife, en feignant d’être fort fatigué du chemin qu’il avait fait, dit à Abou-Hassan qu’il avait besoin de repos. «Je ne veux pas aussi, de mon côté, ajouta-t-il, que vous perdiez rien du vôtre pour l’amour de moi. Avant que nous nous séparions (car peut-être serai-je sorti demain de chez vous avant que vous soyez éveillé), je suis bien aise de vous marquer combien je suis sensible à votre honnêteté, à votre bonne chère, et à l’hospitalité que vous avez exercée envers moi si obligeamment. La seule chose qui me fait de la peine, c’est que je ne sais par quel endroit vous en témoigner ma reconnaissance. Je vous supplie de me le faire connaître, et vous verrez que je ne suis pas un ingrat. Il ne se peut pas faire qu’un homme comme vous n’ait quelque affaire, quelque besoin, et ne souhaite enfin quelque chose qui lui ferait plaisir. Ouvrez votre cœur et parlez-moi franchement. Tout marchand que je suis, je ne laisse pas d’être en état d’obliger par moi-même ou par l’entremise de mes amis.»

À ces offres du calife, que Abou-Hassan ne prenait toujours que pour un marchand: «Mon bon seigneur, reprit Abou-Hassan, je suis très-persuadé que ce n’est point par compliment que vous me faites des avances si généreuses; mais, foi d’honnête homme, je puis vous assurer que je n’ai ni chagrin, ni affaire, ni désir, et que je ne demande rien à personne. Je n’ai pas la moindre ambition, comme je vous l’ai déjà dit, et je suis très-content de mon sort. Ainsi je n’ai qu’à vous remercier non-seulement de vos offres si obligeantes, mais même de la complaisance que vous avez eue de me faire un si grand honneur que celui de venir prendre un méchant repas chez moi.

«Je vous dirai néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, qu’une seule chose me fait de la peine, sans pourtant qu’elle aille jusqu’à troubler mon repos. Vous saurez que la ville de Bagdad est divisée par quartiers, et que dans chaque quartier il y a une mosquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, à la tête du quartier qui s’y assemble. L’iman est un grand vieillard d’un visage austère, et parfait hypocrite s’il y en eut jamais au monde. Pour conseil il s’est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens à peu près de sa sorte, qui s’assemblent chez lui régulièrement chaque jour, et dans leur conciliabule, il n’y a médisance, calomnie et malice qu’ils ne mettent en usage contre moi et contre tout le quartier pour en troubler la tranquillité et y faire régner la dissension. Ils se rendent redoutables aux uns, ils menacent les autres. Ils veulent enfin se rendre les maîtres, et que chacun se gouverne selon leur caprice, eux qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je souffre de voir qu’ils se mêlent de tout autre chose que de leur Alcoran, et qu’ils ne laissent pas vivre le monde en paix.