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Quand il ne resta plus rien des dix pièces d’or, Aladdin eut recours à la lampe. Il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avait touché, et comme il l’eut reconnu à l’impression que le sable y avait laissée, il la frotta comme elle avait fait, et aussitôt le même génie qui s’était déjà fait voir se présenta devant lui; mais comme Aladdin avait frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d’un ton plus radouci. «Que veux-tu? lui dit-il dans les mêmes termes qu’auparavant? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe comme moi.» Aladdin lui dit: «J’ai faim, apporte-moi de quoi manger.» Le génie disparut, et peu de moments après, il reparut chargé d’un service de table pareil à celui qu’il avait apporté la première fois. Il le posa sur le sofa, et dans le moment il disparut.

La mère d’Aladdin, avertie du dessein de son fils, était sortie exprès pour quelque affaire afin de ne pas se trouver dans la maison dans le temps de l’apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très-bien garnis, et demeura presque aussi surprise de l’effet prodigieux de la lampe qu’elle l’avait été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table, et après le repas, il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivants.

Dès qu’Aladdin vit qu’il n’y avait plus dans la maison ni pain, ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d’argent et alla chercher le juif qu’il connaissait pour le lui vendre. En y allant, il passa devant la boutique d’un orfèvre, respectable par sa vieillesse, honnête homme et d’une grande probité. L’orfèvre, qui l’aperçut, l’appela et le fit entrer. «Mon fils, lui dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois chargé comme vous l’êtes à présent, vous joindre avec un tel juif et repasser peu de temps après sans être chargé: je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez; mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connaissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n’est que pour vous faire plaisir. Si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement et qu’il soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix si cela me convient, sinon je vous adresserai à d’autres marchands qui ne vous tromperont pas.»

L’espérance de faire plus d’argent du plat fit qu’Aladdin le tira de dessous sa robe et le montra à l’orfèvre. Le vieillard, qui connut d’abord que le plat était d’argent fin, lui demanda s’il en avait vendu de semblables au juif, et combien il les lui avait payés. Aladdin lui dit naïvement qu’il en avait vendu douze, et qu’il n’avait reçu du juif qu’une pièce d’or de chacun. «Ah! le voleur! s’écria l’orfèvre. Mon fils, ajouta-t-il, ce qui est fait est fait, il n’y faut plus penser; mais en vous faisant voir ce que vaut votre plat, qui est du meilleur argent dont nous nous servions dans nos boutiques, vous connaîtrez combien le juif vous a trompé.»

L’orfèvre prit la balance, il pesa le plat; et après avoir expliqué à Aladdin ce que c’était qu’un marc d’argent, combien il valait, et ses subdivisions, il lui fit remarquer que, suivant le poids du plat, il valait soixante-douze pièces d’or, qu’il lui compta sur-le-champ en espèces. «Voilà, dit-il, la juste valeur de votre plat. Si vous en doutez, vous pouvez vous adresser à celui de nos orfèvres qu’il vous plaira, et s’il vous dit qu’il vaut davantage, je vous promets de vous en payer le double. Nous ne gagnons que la façon de l’argenterie que nous achetons, et c’est ce que les juifs les plus équitables ne font pas.»

Aladdin remercia bien fort l’orfèvre du bon conseil qu’il venait de lui donner et dont il tirait déjà un si grand avantage. Dans la suite, il ne s’adressa plus qu’à lui pour vendre les autres plats, aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoique Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d’argent en leur lampe, pour s’en procurer tant qu’ils voudraient dès qu’il viendrait à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu’auparavant, à la réserve de ce qu’Aladdin en mettait à part pour s’entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère, de son côté, ne prenait la dépense de ses habits que sur ce que lui valait le coton qu’elle filait. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l’argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu’Aladdin les avait vendus à l’orfèvre, devait leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu’Aladdin faisait de la lampe de temps en temps.

Dans cet intervalle, Aladdin, qui ne manquait pas de se trouver avec beaucoup d’assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d’or et d’argent, d’étoffes de soie, de toiles les plus fines et de joailleries, et qui se mêlait quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former, et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu’il fut détrompé de la pensée qu’il avait que les fruits transparents qu’il avait cueillis dans le jardin où il était allé prendre la lampe n’étaient que du verre coloré, et qu’il apprit que c’étaient des pierres de grand prix. À force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connaissance et le prix, et comme il n’en voyait point de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu’au lieu de morceaux de verre qu’il avait regardés comme des bagatelles, il possédait un trésor inestimable. Il eut la prudence de n’en parler à personne, pas même à sa mère, et il n’y a pas de doute que son silence ne lui ait valu la haute fortune où nous verrons dans la suite qu’il s’éleva.

Un jour, en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier à haute voix un ordre du sultan de fermer les boutiques et les portes des maisons, et de se renfermer chacun chez soi jusqu’à ce que la princesse Badroulboudour, fille du sultan, fût passée pour aller au bain et qu’elle en fût revenue.

Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert. Mais il ne le pouvait qu’en se mettant dans quelque maison de connaissance et au travers d’une jalousie, ce qui ne le contentait pas, parce que la princesse, selon la coutume, devait avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s’avisa d’un moyen qui lui réussit. Il alla se placer derrière la porte du bain, qui était disposée de manière qu’il ne pouvait manquer de la voir venir en face.

Aladdin n’attendit pas longtemps. La princesse parut, et il la vit venir au travers d’une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle était accompagnée d’une grande foule de ses femmes et d’eunuques qui marchaient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvrait le visage et qui la gênait beaucoup, et de la sorte elle donna lieu à Aladdin de la voir d’autant plus à son aise qu’elle venait droit à lui.

Jusqu’à ce moment, Aladdin n’avait pas vu d’autres femmes le visage découvert que sa mère, qui était âgée et qui n’avait jamais eu d’assez beaux traits pour faire juger que les autres femmes fussent plus belles. Il pouvait bien avoir entendu dire qu’il y en avait d’une beauté surprenante; mais quelques paroles qu’on emploie pour relever le mérite d’une beauté, jamais elles ne font l’impression que la beauté fait elle-même.