Lorsque Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu’il avait que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère. Ses sentiments se trouvèrent bien différents, et son cœur ne put refuser toutes ses inclinations à l’objet qui venait de le charmer. En effet, la princesse était la plus belle brune que l’on pût voir au monde. Elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d’une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie. En un mot, tous les traits de son visage étaient d’une régularité accomplie. On ne doit donc pas s’étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l’assemblage de tant de merveilles, qui lui étaient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avait encore une riche taille, un port et un air majestueux qui, à la voir seulement, lui attiraient le respect qui lui était dû.
Quand la princesse fut entrée dans le bain, Aladdin demeura quelque temps interdit et comme en extase en retraçant et en s’imprimant profondément l’idée d’un objet dont il était charmé et pénétré jusqu’au fond du cœur. Il rentra enfin en lui-même, et en considérant que la princesse était passée et qu’il garderait inutilement son poste pour la revoir à la sortie du bain, puisqu’elle devait lui tourner le dos et être voilée, il prit le parti de l’abandonner et de se retirer.
Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude que sa mère ne s’en aperçût. Elle fut surprise de le voir ainsi triste et rêveur, contre son ordinaire. Elle lui demanda s’il lui était arrivé quelque chose, ou s’il se trouvait indisposé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s’assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l’image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère, qui préparait le souper, ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le servit près de lui sur le sofa et se mit à table; mais comme elle s’aperçut que son fils n’y faisait aucune attention, elle l’avertit de manger, et ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu’à l’ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond qu’il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole, sur toutes les demandes qu’elle lui fit pour tâcher d’apprendre le sujet d’un changement si extraordinaire.
Après le souper, elle voulut recommencer à lui demander le sujet d’une si grande mélancolie, mais elle ne put rien en savoir, et il prit le parti de s’aller coucher plutôt que de donner à sa mère la moindre satisfaction sur cela.
Sans examiner comment Aladdin, épris de la beauté et des charmes de la princesse Badroulboudour, passa la nuit, nous remarquerons seulement que le lendemain, comme il était assis sur le sofa, vis-à-vis de sa mère, qui filait du coton à son ordinaire, il lui parla en ces termes: «Ma mère, dit-il, je romps le silence que j’ai gardé depuis hier à mon retour de la ville. Il vous a fait de la peine, et je m’en suis bien aperçu. Je n’étais pas malade, comme il m’a paru que vous l’avez cru, et je ne le suis pas encore. Mais je puis vous dire que ce que je sentais et ce que je ne cesse encore de sentir, est quelque chose de pire qu’une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal, mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître.
«On n’a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n’avez pu le savoir, qu’hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l’après-dînée. J’appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l’honneur qui lui est dû, et lui laisser le chemin libre dans les rues par où elle devait passer. Comme je n’étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d’aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu’il pouvait arriver qu’elle ôterait son voile quand elle serait prête d’y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise si ce que je m’étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j’eus le bonheur de voir cette aimable princesse avec la plus grande satisfaction du monde. Voilà, ma mère, le grand motif de l’état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j’ai gardé jusqu’à présent. J’aime la princesse d’un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l’exprimer; et comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu’elle ne peut être satisfaite que par la possession de l’aimable princesse Badroulboudour, ce qui fait que j’ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan.»
La mère d’Aladdin avait écouté le discours de son fils avec assez d’attention jusqu’à ces dernières paroles; mais quand elle eut entendu que son dessein était de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s’empêcher de l’interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre; mais en l’interrompant encore: «Eh, mon fils, lui dit-elle, à quoi pensez-vous? Il faut que vous ayez perdu l’esprit pour me tenir un pareil discours.
«- Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n’ai pas perdu l’esprit; je suis dans mon bon sens, j’ai prévu les reproches de folie et d’extravagance que vous me faites et ceux que vous pourriez me faire; mais tout cela ne m’empêchera pas de vous dire encore une fois que ma résolution est prise de faire demander au sultan la princesse Badroulboudour en mariage.
«- En vérité, mon fils, repartit la mère très-sérieusement, je ne saurais m’empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement; et quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire cette demande au sultan. – Par vous-même; répliqua aussitôt le fils sans hésiter. – Par moi! s’écria la mère d’un air de surprise et d’étonnement; et au sultan? Ah! je me garderai bien de m’engager dans une pareille entreprise. Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan? Avez-vous oublié que vous êtes fils d’un tailleur des moindres de sa capitale, et d’une mère dont les ancêtres n’ont pas été d’une naissance plus relevée? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage même à des fils de sultans qui n’ont pas l’espérance de régner un jour comme eux?
«- Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j’ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter. Vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferais demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise, c’est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne me la pas refuser, à moins que vous n’aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois.»
La mère d’Aladdin se trouva fort embarrassée quand elle vit l’opiniâtreté avec laquelle Aladdin persistait dans un dessein si éloigné du bon sens. «Mon fils, lui dit-elle encore, je suis votre mère, et comme une bonne mère, qui vous ai mis au monde, il n’y a rien de raisonnable ni de convenable à mon état et au vôtre que je ne fusse prête à faire pour l’amour de vous. S’il s’agissait de parler de mariage pour vous avec la fille de quelqu’un de nos voisins, d’une condition pareille ou approchant de la vôtre, je n’oublierais rien, et je m’emploierais de bon cœur en tout ce qui serait en mon pouvoir; encore, pour y réussir faudrait-il que vous eussiez quelques biens ou quelque revenu, ou que vous sussiez un métier. Quand de pauvres gens comme nous veulent se marier, la première chose à quoi ils doivent songer, c’est d’avoir de quoi vivre. Mais, sans faire cette réflexion sur la bassesse de votre naissance, sur le peu de mérite et de biens que vous avez, vous prenez votre vol jusqu’au plus haut degré de la fortune, et vos prétentions ne sont pas moindres que de vouloir demander en mariage et épouser la fille de votre souverain, qui n’a qu’à dire un mot pour vous précipiter et vous écraser! Je laisse à part ce qui vous regarde, c’est à vous à y faire les réflexions que vous devez, pour peu que vous ayez de bon sens. Je viens à ce qui me touche. Comment une pensée aussi extraordinaire que celle de vouloir que j’aille faire la proposition au sultan de vous donner la princesse sa fille en mariage, a-t-elle pu vous venir dans l’esprit? Je suppose que j’aie, je ne dis pas la hardiesse, mais l’effronterie d’aller me présenter devant Sa Majesté pour lui faire une demande si extravagante, à qui m’adresserai-je pour m’introduire? Croyez-vous que le premier à qui j’en parlerais ne me traitât pas de folle et ne me chassât pas indignement comme je le mériterais? Je suppose encore qu’il n’y ait pas de difficulté à se présenter à l’audience du sultan: je sais qu’il n’y en a pas quand on s’y présente pour lui demander justice, et qu’il la rend volontiers à ses sujets, quand ils la lui demandent; je sais aussi que quand on se présente à lui pour lui demander une grâce, il l’accorde avec plaisir quand il voit qu’on l’a méritée et qu’on en est digne. Mais êtes-vous dans ce cas-là, et croyez-vous avoir mérité la grâce que vous voulez que je demande pour vous? en êtes-vous digne? Qu’avez-vous fait pour votre prince ou pour votre patrie, et en quoi vous êtes-vous distingué? Si vous n’avez rien fait pour mériter une si grande grâce, et que d’ailleurs vous n’en soyez pas digne, avec quel front pourrais-je la demander? Comment pourrais-je seulement ouvrir la bouche pour la proposer au sultan? Sa présence toute majestueuse et l’éclat de sa cour me fermeraient la bouche aussitôt, à moi qui tremblais devant feu mon mari, votre père, quand j’avais à lui demander la moindre chose. Il y a une autre raison, mon fils, à quoi vous ne pensez pas, qui est qu’on ne se présente pas devant nos sultans sans un présent à la main quand on a quelque chose à leur demander. Les présents ont au moins cet avantage, que, s’ils refusent la grâce pour les raisons qu’ils peuvent avoir, ils écoutent au moins la demande et celui qui la fait, sans aucune répugnance. Mais quel présent avez-vous à faire? Et quand vous auriez quelque chose qui fût digne de la moindre attention d’un si grand monarque, quelle proportion y aurait-il de votre présent avec la demande que vous voulez lui faire? Rentrez en vous-même, et songez que vous aspirez à une chose qu’il vous est impossible d’obtenir.»