À peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie, comme esclave fidèle de la lampe, et exact à exécuter les ordres de ceux qui l’avaient à la main, sans donner le temps à l’époux de faire la moindre caresse à son épouse, enlève le lit avec l’époux et l’épouse, au grand étonnement de l’un et de l’autre, et en un instant le transporte dans la chambre d’Aladdin, où il le pose.
Aladdin, qui attendait ce moment avec impatience, ne souffrit pas que le fils du grand vizir demeurât couché avec la princesse. «Prends ce nouvel époux, dit-il au génie, enferme-le dans le privé, et reviens demain matin un peu après la pointe du jour.» Le génie enleva aussitôt le fils du grand vizir hors du lit, en chemise, et le transporta dans le lieu qu’Aladdin lui avait dit, où il le laissa après avoir jeté sur lui un souffle qu’il sentit depuis la tête jusqu’aux pieds, et qui l’empêcha de remuer de la place.
Quelque grande que fût la passion d’Aladdin pour la princesse Badroulboudour, il ne lui tint pas néanmoins un long discours lorsqu’il se vit seul avec elle. «Ne craignez rien, adorable princesse, lui dit-il d’un air tout passionné, vous êtes ici en sûreté, et quelque violent que soit l’amour que je ressens pour votre beauté et pour vos charmes, il ne me fera jamais sortir des bornes du profond respect que je vous dois. Si j’ai été forcé, ajouta-t-il, d’en venir à cette extrémité, ce n’a pas été dans la vue de vous offenser, mais pour empêcher qu’un injuste rival ne vous possédât, contre la parole donnée par le sultan votre père en ma faveur.»
La princesse, qui ne savait rien de ces particularités, fit fort peu d’attention à tout ce qu’Aladdin lui put dire. Elle n’était nullement en état de lui répondre. La frayeur et l’étonnement où elle était d’une aventure si surprenante et si peu attendue l’avaient mise dans un tel état qu’Aladdin n’en put tirer aucune parole. Aladdin n’en demeura pas là, il prit le parti de se déshabiller, et il se coucha à la place du fils du grand vizir, le dos tourné du côté de la princesse, après avoir eu la précaution de mettre un sabre entre la princesse et lui, pour marquer qu’il mériterait d’être puni s’il attentait à son honneur.
Aladdin, content d’avoir ainsi privé son rival du bonheur dont il s’était flatté de jouir cette nuit-là, dormit assez tranquillement. Il n’en fut pas de même de la princesse Badroulboudour: de sa vie il ne lui était arrivé de passer une nuit aussi fâcheuse et aussi désagréable que celle-là; et si l’on veut bien faire réflexion au lieu et à l’état où le génie avait laissé le fils du grand vizir, on jugera que ce nouvel époux la passa d’une manière beaucoup plus affligeante.
Le lendemain, Aladdin n’eut pas besoin de frotter la lampe pour appeler le génie. Il revint à l’heure qu’il lui avait marquée, et dans le temps qu’il achevait de s’habiller: «Me voici, dit-il à Aladdin; qu’as-tu à me commander? – Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grand vizir où tu l’as mis, viens le remettre dans ce lit, et reporte-le où tu l’as pris dans le palais du sultan.» Le génie alla relever le fils du grand vizir de sentinelle, et Aladdin reprenait son sabre quand il reparut. Il mit le nouvel époux près de la princesse, et en un instant il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du sultan d’où il l’avait apporté. Il faut remarquer qu’en tout ceci le génie ne fut aperçu ni de la princesse ni du fils du grand vizir: sa forme hideuse eût été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n’entendirent même rien des discours d’entre Aladdin et lui, et ils ne s’aperçurent que de l’ébranlement du lit et de leur transport d’un lieu à un autre, et c’était bien assez pour leur donner la frayeur qu’il est aisé d’imaginer.
Le génie ne venait que de poser le lit nuptial en sa place quand le sultan, curieux d’apprendre comment la princesse sa fille avait passé la nuit de ses noces, entra dans la chambre pour lui souhaiter le bonjour. Le fils du grand vizir, morfondu du froid qu’il avait souffert toute la nuit, et qui n’avait pas encore eu le temps de se réchauffer, n’eut pas sitôt entendu qu’on ouvrait la porte, qu’il se leva et passa dans une garde-robe où il s’était déshabillé le soir.
Le sultan approcha du lit de la princesse, la baisa entre les deux yeux, selon la coutume, en lui souhaitant le bonjour, et lui demanda en souriant comment elle se trouvait de la nuit passée. Mais en relevant la tête et en la regardant avec plus d’attention, il fut extrêmement surpris de la voir dans une grande mélancolie, et qu’elle ne lui marquait, ni par la rougeur qui eût pu lui monter au visage, ni par aucun autre signe, ce qui eût pu satisfaire sa curiosité. Elle lui jeta seulement un regard des plus tristes d’une manière qui marquait une grande affliction ou un grand mécontentement. Il lui dit encore quelques paroles; mais comme il vit qu’il n’en pouvait tirer d’elle, il s’imagina qu’elle le faisait par pudeur, et il se retira. Il ne laissa pas néanmoins de soupçonner qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans son silence, ce qui l’obligea d’aller sur-le-champ à l’appartement de la sultane, à qui il fit le récit de l’état où il avait trouvé la princesse et de la réception qu’elle lui avait faite. «Sire, lui dit la sultane, cela ne doit pas surprendre Votre Majesté, il n’y a pas de nouvelle mariée qui n’ait la même retenue le lendemain de ses noces; ce ne sera pas la même chose dans deux ou trois jours: alors, elle recevra le sultan son père comme elle le doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, et je suis bien trompée si elle me fait le même accueil.»
Quand la sultane fut habillée, elle se rendit à l’appartement de la princesse, qui n’était pas encore levée. Elle s’approcha de son lit et elle lui donna le bonjour en l’embrassant. Mais sa surprise fut des plus grandes, non-seulement de ce qu’elle ne lui répondait rien, mais même de ce qu’en la regardant elle s’aperçut qu’elle était dans un grand abattement, qui lui fit juger qu’il lui était arrivé quelque chose qu’elle ne pénétrait pas. «Ma fille, lui dit la sultane, d’où vient que vous répondez si mal aux caresses que je vous fais? Est-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces façons? et doutez-vous que je ne sois pas instruite de ce qui peut arriver dans une pareille circonstance que celle où vous êtes? Je veux bien croire que vous n’avez pas cette pensée, il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque autre chose: avouez-le-moi franchement, et ne me laissez pas plus longtemps dans une inquiétude qui m’accable.»
La princesse Badroulboudour rompit enfin le silence par un grand soupir. «Ah! madame et très-honorée mère! s’écria-t-elle, pardonnez-moi si j’ai manqué au respect que je vous dois. J’ai l’esprit si fortement occupé des choses extraordinaires qui me sont arrivées cette nuit, que je ne suis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, et que j’ai même de la peine à me reconnaître moi-même.» Alors elle lui raconta avec les couleurs les plus vives de quelle manière, un instant après qu’elle et son époux furent couchés, le lit avait été enlevé et transporté en un moment dans une chambre malpropre et obscure, où elle s’était vue seule et séparée de son époux, sans savoir ce qu’il était devenu, et où elle avait vu un jeune homme, lequel, après lui avoir dit quelques paroles que la frayeur l’avait empêchée d’entendre, s’était couché avec elle à la place de son époux, après avoir mis son sabre entre elle et lui, et que le matin, son époux lui avait été rendu, et le lit rapporté en sa place en aussi peu de temps. «Tout cela ne venait que d’être fait, ajouta-t-elle, quand le sultan mon père est entré dans ma chambre. J’étais si accablée de tristesse que je n’ai pas eu la force de lui répondre une seule parole. Ainsi je ne doute pas qu’il ne soit indigné de la manière dont j’ai reçu l’honneur qu’il m’a fait; mais j’espère qu’il me pardonnera quand il saura ma triste aventure et l’état pitoyable où je me trouve encore en ce moment.»