La sultane écouta fort tranquillement tout ce que la princesse voulut bien lui raconter; mais elle ne voulut pas y ajouter foi. «Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien fait de ne point parler de cela au sultan votre père. Gardez-vous bien d’en rien dire à personne: on vous prendrait pour une folle si on vous entendait parler de la sorte. – Madame, reprit la princesse, je puis vous assurer que je vous parle de bon sens. Vous pouvez vous en informer à mon époux, il vous dira la même chose. – Je m’en informerai, repartit la sultane; mais quand il m’en parlerait comme vous, je n’en serais pas plus persuadée que je le suis. Levez-vous cependant, et ôtez-vous cette imagination de l’esprit. Il ferait beau voir que vous troublassiez par une pareille vision les fêtes ordonnées pour vos noces, et qui doivent se continuer plusieurs jours dans ce palais et dans tout le royaume! N’entendez-vous pas déjà les fanfares et les concerts de trompettes, de timbales et de tambours? Tout cela vous doit inspirer la joie et le plaisir, et vous faire oublier toutes les fantaisies dont vous venez de me parler.» En même temps la sultane appela les femmes de la princesse, et après qu’elle l’eut fait lever et qu’elle l’eut vue se mettre à sa toilette, elle alla à l’appartement du sultan. Elle lui dit que quelque fantaisie avait passé véritablement par la tête de sa fille, mais que ce n’était rien. Elle fit appeler le fils du vizir pour savoir de lui quelque chose de ce que la princesse lui avait dit; mais le fils du vizir, qui s’estimait infiniment honoré de l’alliance du sultan, avait pris le parti de dissimuler. «Mon gendre, lui dit la sultane, dites-moi, êtes-vous dans le même entêtement que votre épouse? – Madame, reprit le fils du vizir, oserais-je vous demander à quel sujet vous me faites cette demande? – Cela suffit, repartit la sultane, je n’en veux pas savoir davantage; vous êtes plus sage qu’elle.»
Les réjouissances continuèrent toute la journée dans le palais, et la sultane, qui n’abandonna pas la princesse, n’oublia rien pour lui inspirer la joie et pour lui faire prendre part aux divertissements qu’on lui donnait par différentes sortes de spectacles; mais elle était tellement frappée des idées de ce qui lui était arrivé la nuit, qu’il était aisé de voir qu’elle en était tout occupée. Le fils du grand vizir n’était pas moins accablé de la mauvaise nuit qu’il avait passée. Mais son ambition le fit dissimuler, et, à le voir, personne ne douta qu’il ne fût un époux très-heureux.
Aladdin, qui était bien informé de ce qui se passait au palais, ne douta pas que les nouveaux mariés ne dussent coucher encore ensemble, malgré la fâcheuse aventure qui leur était arrivée la nuit d’auparavant. Aladdin n’avait pas envie de les laisser en repos: ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, il eut recours à la lampe. Aussitôt le génie parut et fit à Aladdin le même compliment que les autres fois en lui offrant son service. «Le fils du grand vizir et la princesse Badroulboudour, lui dit Aladdin, doivent encore coucher ensemble cette nuit. Va, et du moment qu’ils seront couchés, apporte-moi le lit ici comme hier.»
Le génie servit Aladdin avec autant de fidélité et d’exactitude que le jour de devant. Le fils du grand vizir passa la nuit aussi froidement et aussi désagréablement qu’il avait déjà fait, et la princesse eut la même mortification d’avoir Aladdin pour compagnon de sa couche, le sabre posé entre elle et lui. Le génie, suivant les ordres d’Aladdin, revint le lendemain, remit l’époux auprès de son épouse, enleva le lit avec les nouveaux mariés, et le reporta dans la chambre du palais où il l’avait pris.
Le sultan, après la réception que la princesse Badroulboudour lui avait faite le jour précédent, inquiet de savoir comment elle aurait passé la seconde nuit, et si elle lui ferait une réception pareille à celle qu’elle lui avait déjà faite, se rendit à sa chambre d’aussi bon matin pour en être éclairci. Le fils du grand vizir, plus honteux et plus mortifié du mauvais succès de cette dernière nuit que de la première, à peine eut entendu venir le sultan, qu’il se leva avec précipitation et se jeta dans la garde-robe.
Le sultan s’avança jusqu’au lit de la princesse en lui donnant le bonjour, et après lui avoir fait les mêmes caresses que le jour de devant: «Hé bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous ce matin d’aussi mauvaise humeur que vous étiez hier? Me direz-vous comment vous avez passé la nuit?» La princesse garda le même silence, et le sultan s’aperçut qu’elle avait l’esprit beaucoup moins tranquille et qu’elle était plus abattue que la première fois. Il ne douta pas que quelque chose d’extraordinaire ne lui fût arrivé. Alors, irrité du mystère qu’elle lui en faisait: «Ma fille, lui dit-il tout en colère et le sabre à la main, ou vous me direz ce que vous me cachez, ou je vais vous couper la tête tout à l’heure.»
La princesse, plus effrayée du ton et de la menace du sultan offensé que de la vue du sabre nu, rompit enfin le silence. «Mon cher père et mon sultan, s’écria-t-elle les larmes aux yeux, je demande pardon à Votre Majesté si je l’ai offensée; j’espère de sa bonté et de sa clémence qu’elle fera succéder la compassion à la colère quand je lui aurai fait le fidèle du triste et pitoyable état où je me suis trouvée toute cette nuit et la nuit passée.»
Après ce préambule, qui apaisa et qui attendrit un peu le sultan, elle lui raconta fidèlement tout ce qui lui était arrivé pendant ces deux fâcheuses nuits, mais d’une manière si touchante qu’il en fut vivement pénétré de douleur par l’amour et par la tendresse qu’il avait pour elle. Elle finit par ces paroles: «Si Votre Majesté a le moindre doute sur le récit que je viens de lui faire, elle peut s’en informer de l’époux qu’elle m’a donné: je suis bien persuadée qu’il rendra à la vérité le même témoignage que je lui rends.»
Le sultan entra tout de bon dans la peine extrême qu’une aventure aussi surprenante devait avoir causée à la princesse. «Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée à moi dès hier sur une affaire aussi étrange que celle que vous venez de m’apprendre, dans laquelle je ne prends pas moins d’intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans l’intention de vous rendre malheureuse, mais plutôt dans la vue de vous rendre heureuse et contente, et de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez et que vous pouviez espérer avec un époux qui m’avait paru vous convenir. Effacez de votre esprit les idées fâcheuses de tout ce que vous venez de me raconter. Je vais mettre ordre à ce qu’il ne vous arrive pas davantage des nuits aussi désagréables et aussi peu supportables que celles que vous avez passées.»
Dès que le sultan fut rentré dans son appartement, il envoya appeler son grand vizir. «Vizir, lui dit-il, avez-vous vu votre fils, et ne vous a-t-il rien dit?» Comme le grand vizir lui eut répondu qu’il ne l’avait pas vu, le sultan lui fit le récit de tout ce que la princesse Badroulboudour venait de lui raconter. En achevant: «Je ne doute pas, ajouta-t-il, que ma fille ne m’ait dit la vérité; je serai bien aise néanmoins d’en avoir la confirmation par le témoignage de votre fils. Allez, et demandez-lui ce qui en est.»