La mère d’Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira. Dans le chemin, elle riait en elle-même de la folle imagination de son fils. «Vraiment, disait-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d’or et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir? Retournera-t-il dans le souterrain, dont l’entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il? Le voilà bien éloigné de sa prétention, et je crois qu’il ne sera guère content de mon ambassade.» Quand elle fut rentrée chez elle, l’esprit rempli de toutes ces pensées qui lui faisaient croire qu’Aladdin n’avait plus rien à espérer: «Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m’a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu’il était bien intentionné pour vous; mais le grand vizir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à Sa Majesté que les trois mois étaient expirés, et que je le priais, de votre part, de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu’il ne me fit la réponse que je vais vous dire qu’après avoir parlé bas quelque temps avec le grand vizir.» La mère d’Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avait dit, et des conditions auxquelles il consentirait au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant: «Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse; mais, entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu’il l’attendra longtemps.
«- Pas si longtemps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin; et le sultan se trompe lui-même s’il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d’état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m’attendais à d’autres difficultés insurmontables, ou qu’il mettrait mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut. Mais à présent je suis content, et ce qu’il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serais en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire.»
Dès que la mère d’Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe et il la frotta. Dans l’instant le génie se présente devant lui, et, dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu’il avait à lui commander, en marquant qu’il était prêt à le servir. Aladdin lui dit: «Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage; mais auparavant il me demande quarante grands bassins d’or massif et bien pesants, pleins à comble des fruits du jardin où j’ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins d’or soient portés par autant d’esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l’envoie au sultan avant qu’il lève la séance du divan.» Le génie lui dit que son commandement allait être exécuté incessamment, et il disparut.
Très peu de temps après, le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs sur la tête, plein de perles, de diamants, de rubis et d’émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avaient déjà été présentées au sultan. Chaque bassin était couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupaient presque toute la maison, qui était assez médiocre, avec une petite cour sur le devant et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s’il était content et s’il avait encore quelque autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu’il ne lui demandait rien davantage, et il disparut aussitôt.
La mère d’Aladdin revint du marché, et en entrant elle fut dans une grande surprise de voir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu’elle apportait, elle voulut ôter le voile qui lui couvrait le visage; mais Aladdin l’en empêcha. «Ma mère, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre; avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour, qu’il m’a demandés, afin qu’il juge, par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j’ai de me procurer l’honneur d’entrer dans son alliance.»
Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue et lui fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d’un esclave noir, chargé d’un bassin d’or sur la tête, et ainsi jusqu’au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte et il demeura tranquillement dans sa chambre, avec l’espérance que le sultan, après ce présent, tel qu’il l’avait demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour gendre.
Le premier esclave blanc qui était sorti de la maison d’Aladdin avait fait arrêter tous les passants qui l’aperçurent, et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d’une grande foule de peuple, qui accourait de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L’habillement de chaque esclave était si riche en étoffe et en pierreries, que les meilleurs connaisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries, d’une grosseur excessive, enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif dans une belle symétrie, et les enseignes, aussi de pierreries, attachées à leurs bonnets, qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu’ils ne pouvaient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur était possible. Mais les rues étaient tellement bordées de peuple, que chacun était content de rester dans la place où il se trouvait.
Comme il fallait passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu’une bonne partie de la ville, gens de toute sorte d’états et de conditions, fut témoin d’une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais, et les portiers, qui s’étaient mis en haie dès qu’ils s’étaient aperçu que cette file merveilleuse approchait, le prirent pour un roi, tant il était richement et magnifiquement habillé. Ils s’avancèrent pour lui baiser le bas de la robe. Mais l’esclave, instruit par le génie, les arrêta et leur dit gravement: «Nous ne sommes que des esclaves, notre, maître paraîtra quand il en sera temps.»
Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu’à la seconde cour, qui était très-spacieuse et où la maison du sultan était rangée pendant la séance du divan. Les officiers à la tête de chaque groupe étaient d’une grande magnificence, mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d’Aladdin, et qui en faisaient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan, et tout le brillant des seigneurs de sa cour qui l’environnaient n’était rien en comparaison de ce qui se présentait alors à sa vue.