Comme le sultan avait été averti de la marche et de l’arrivée de ces esclaves, il avait donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu’ils se présentèrent, ils trouvèrent l’entrée du divan libre, et ils y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite et l’autre à gauche. Après qu’ils furent tous entrés et qu’ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu’ils portaient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous, et les noirs, en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étaient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.
La mère d’Aladdin, qui cependant s’était avancée jusqu’au pied du trône, dit au sultan après s’être prosternée: «Sire, Aladdin, mon fils, n’ignore pas que ce présent qu’il envoie à Votre Majesté ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour. Il espère néanmoins que Votre Majesté l’aura pour agréable et qu’elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d’autant plus de confiance qu’il a tâché de se conformer à la condition qu’il lui a plu de lui imposer.»
Le sultan n’était pas en état de faire attention au compliment de la mère d’Aladdin. Le premier coup d’œil jeté sur les quarante bassins d’or, pleins à comble des joyaux les plus brillants, les plus éclatants, les plus précieux qu’on eût jamais vus au monde, et sur les quatre-vingts esclaves, qui paraissaient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l’avait frappé d’une manière qu’il ne pouvait revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d’Aladdin, il s’adressa au grand vizir, qui ne pouvait comprendre lui-même d’où une si grande profusion de richesses pouvait être venue: «Eh bien! vizir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui-ci, quel qu’il puisse être, qui m’envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connaissons pas? Le croyez-vous indigne d’épouser la princesse Badroulboudour, ma fille?»
Quelque jalousie et quelque douleur qu’eût le grand vizir de voir qu’un inconnu allait devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n’osa dissimuler son sentiment. Il était trop visible que le présent d’Aladdin était plus que suffisant pour mériter qu’il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et entrant dans son sentiment: «Sire, dit-il, bien loin d’avoir la pensée que celui qui fait à Votre Majesté un présent si digne d’elle soit indigne de l’honneur qu’elle veut lui faire, j’oserais dire qu’il mériterait davantage si je n’étais persuadé qu’il n’y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse fille de Votre Majesté.» Les seigneurs de la cour qui étaient de la séance du conseil témoignèrent par leurs applaudissements que leurs avis n’étaient pas différents de celui du grand vizir.
Le sultan ne différa plus, il ne pensa pas même à s’informer si Aladdin avait les autres qualités convenables à celui qui pouvait aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses et la diligence avec laquelle Aladdin venait de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu’il lui avait imposées, lui persuadèrent aisément qu’il ne lui manquait rien de tout ce qui pouvait le rendre accompli et tel qu’il le désirait. Ainsi, pour renvoyer la mère d’Aladdin avec la satisfaction qu’elle pouvait désirer, il lui dit: «Bonne femme, allez dire à votre fils que je l’attends pour le recevoir à bras ouverts et pour l’embrasser, et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fais de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir.»
Dès que la mère d’Aladdin se fut retirée, avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l’audience de ce jour. Et en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l’appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à son loisir, et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.
Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés: on les fit entrer dans l’intérieur du palais, et quelque temps après, le sultan, qui venait de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu’on les fît venir devant l’appartement, afin qu’elle les considérât au travers des jalousies et qu’elle connût que, bien loin d’avoir rien exagéré dans le récit qu’il venait de lui faire, il lui en avait dit beaucoup moins que ce qui en était.
La mère d’Aladdin cependant arriva chez elle avec un air qui marquait par avance la bonne nouvelle qu’elle apportait à son fils. «Mon fils, lui dit-elle, vous avez tout sujet d’être content: vous êtes arrivé à l’accomplissement de vos souhaits contre mon attente, et vous savez ce que je vous en avais dit. Afin de ne vous pas tenir trop longtemps en suspens, le sultan, avec applaudissement de toute la cour, a déclaré que vous êtes digne de posséder la princesse Badroulboudour. Il vous attend pour vous embrasser et pour conclure votre mariage. C’est à vous de songer aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu’elle réponde à la haute opinion qu’il a conçue de votre personne. Mais après ce que j’ai vu des merveilles que vous savez faire, je suis persuadée que rien n’y manquera. Je me dois pas oublier de vous dire encore que le sultan vous attend avec impatience: ainsi ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de lui.»
Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l’objet qui l’avait enchanté, dit peu de paroles à sa mère et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris la lampe, qui lui avait été si officieuse jusqu’alors en tous ses besoins et en tout ce qu’il avait souhaité, il ne l’eut pas plutôt frottée, que le génie continua de marquer son obéissance en paraissant d’abord sans se faire attendre. «Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour me faire prendre le bain tout à l’heure, et quand je l’aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté.» Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l’enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servait, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d’une grande propreté. Du salon on le fit entrer dans le bain, qui était d’une chaleur modérée, et là il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d’eaux de senteur. Après l’avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit, mais tout autre que quand il y était entré. Son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon et il ne trouva plus l’habit qu’il y avait laissé. Le génie avait eu soin de mettre en sa place celui qu’il lui avait demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l’habit qu’on lui avait substitué. Il s’habilla avec l’aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu’il la prenait, tant elles étaient toutes au-delà de ce qu’il avait pu s’imaginer. Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l’avait pris. Alors il lui demanda s’il avait autre chose à lui commander. «Oui, répondit Aladdin, j’attends de toi que tu m’amènes au plus tôt un cheval qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l’écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnais vaillent plus d’un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d’un habit complet, aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J’ai besoin aussi de dix mille pièces d’or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j’avais à te commander: va, et fais diligence.»