Dès qu’Aladdin eut achevé de donner ces ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portaient chacun une bourse de mille pièces d’or, et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête, chacune d’un habit différent pour la mère d’Aladdin, enveloppé dans une toile d’argent, et le génie présenta le tout à Aladdin.
Des dix bourses, Aladdin n’en prit que quatre, qu’il donna à sa mère, en lui disant que c’était pour s’en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portaient, avec ordre de les garder et de les jeter au peuple par poignées, en passant par les rues, dans la marche qu’ils devaient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu’ils marcheraient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu’elles étaient à elle et qu’elle pouvait s’en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu’elles avaient apportés étaient pour son usage.
Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie en le congédiant qu’il l’appellerait quand il aurait besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu’à répondre au plus tôt au désir que le sultan avait témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l’étaient tous également, avec ordre de s’adresser au chef des huissiers et de lui demander quand il pourrait avoir l’honneur d’aller se jeter aux pieds du sultan. L’esclave ne fut pas longtemps à s’acquitter de son message; il apporta pour réponse que le sultan l’attendait avec impatience.
Aladdin ne différa pas de monter à cheval et de se mettre en marche dans l’ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n’eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l’eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa furent remplies presque en un moment d’une foule innombrable de peuple qui faisait retentir l’air d’acclamations, de cris d’admiration et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avaient les bourses faisaient voler des poignées de pièces en l’air, à droite et à gauche. Ces acclamations néanmoins ne venaient pas de la part de ceux qui se poussaient et qui se baissaient pour ramasser de ces pièces, mais de ceux qui, d’un rang au-dessus du menu peuple, ne pouvaient s’empêcher de donner publiquement à la libéralité d’Aladdin les louanges qu’elle méritait. Non-seulement ceux qui se souvenaient de l’avoir vu jouer dans les rues, dans un âge déjà avancé, comme un vagabond, ne le reconnaissaient plus, ceux mêmes qui l’avaient vu il n’y avait pas longtemps avaient peine à le reconnaître, tant il avait les traits changés. Cela venait de ce que la lampe avait cette propriété de procurer par degrés, à ceux qui la possédaient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenaient par le bon usage qu’ils en faisaient. On fit alors beaucoup plus d’attention à la personne d’Aladdin qu’à la pompe qui l’accompagnait, que la plupart avaient déjà remarquée le même jour dans la marche des esclaves qui avaient porté ou accompagné le présent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connaisseurs, qui surent en distinguer la beauté sans se laisser éblouir ni par la richesse ni par le brillant des diamants et des autres pierreries dont il était couvert. Comme le bruit s’était répandu que le sultan lui donnait la princesse Badroulboudour en mariage, personne, sans avoir égard à sa naissance, ne porta envie à sa fortune ni à son élévation, tant il en parut digne.
Aladdin arriva au palais, où tout était disposé pour l’y recevoir. Quand il fut à la seconde porte, il voulut mettre pied à terre pour se conformer à l’usage observé par le grand vizir, par les généraux d’armées et les gouverneurs du premier rang; mais le chef des huissiers, qui l’y attendait par ordre du sultan, l’en empêcha et l’accompagna jusque près de la salle du conseil ou de l’audience, où il l’aida à descendre de cheval, quoique Aladdin s’y opposât fortement et ne le voulût pas souffrir; mais il ne fut pas le maître. Cependant les huissiers faisaient une double haie à l’entrée de la salle. Leur chef mit Aladdin à sa droite, et après l’avoir fait passer par le milieu, il le conduisit jusqu’au trône du sultan.
Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu’il ne l’avait jamais été lui-même, que surpris, contre son attente, de sa bonne mine, de sa belle taille et d’un certain air de grandeur fort éloigné de l’état de bassesse dans lequel sa mère avait paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l’empêchèrent pas de se lever et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l’embrasser avec une démonstration pleine d’amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan, mais le sultan le retint par la main, et l’obligea de monter et de s’asseoir entre le vizir et lui.
Alors Aladdin prit la parole: «Sire, dit-il, je reçois les honneurs que Votre Majesté me fait, parce qu’elle a la bonté et qu’il lui plaît de me les faire; mais elle me permettra de lui dire que je n’ai point oublié que je suis né son esclave, que je connais la grandeur de sa puissance, et que je n’ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l’éclat du rang suprême où elle est élevée. S’il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j’avoue que je ne le dois qu’à la hardiesse qu’un pur hasard m’a fait naître d’élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu’à la divine princesse qui fait l’objet de mes souhaits. Je demande pardon à Votre Majesté de ma témérité; mais je ne puis dissimuler que je mourrais de douleur si je perdais l’espérance d’en voir l’accomplissement.
«- Mon fils, répondit le sultan en l’embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m’est trop chère désormais pour ne pas vous la conserver en vous présentant le remède qui est à ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre à tous mes trésors joints avec les vôtres.»
En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l’air retentir du son des hautbois et des timbales; et, en même temps, le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand vizir et les seigneurs de la cour, chacun selon leur dignité et selon leur rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan, qui avait toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenait plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différents. Dans la conversation qu’ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu’il le mît, il parla avec tant de connaissance et de sagesse, qu’il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu’il avait conçue de lui d’abord.