Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife dans le temps qu’il lui avait commandé. Dès que le calife fut entré dans la chambre où Abou-Hassan dormait, il se plaça dans un petit cabinet élevé, d’où il pouvait voir par une jalousie tout ce qui s’y passait sans être vu. Tous les officiers et toutes les dames qui devaient se trouver au lever d’Abou-Hassan entrèrent en même temps et se postèrent chacun à sa place accoutumée, selon son rang, et dans un grand silence, comme si c’eût été le calife qui eût dû se lever, et prêts à s’acquitter de la fonction à laquelle ils étaient destinés.
Comme la pointe du jour avait déjà commencé de paraître, et qu’il était temps de se lever pour faire la prière d’avant le lever du soleil, l’officier qui était le plus près du chevet du lit approcha du nez d’Abou-Hassan une petite éponge trempée dans du vinaigre.
Abou-Hassan éternua aussitôt en tournant la tête sans ouvrir les yeux, et avec un petit effort il jeta comme de la pituite, qu’on fut prompt à recevoir dans un petit bassin d’or pour empêcher qu’elle ne tombât sur le tapis de pied et ne le gâtât. C’est l’effet ordinaire de la poudre que le calife lui avait fait prendre, quand, à proportion de la dose, elle cesse, en plus ou en moins de temps, de causer l’assoupissement pour lequel on la donne.
En remettant la tête sur le chevet, Abou-Hassan ouvrit les yeux, et autant que le peu de jour qu’il faisait le lui permettait, il se vit au milieu d’une grande chambre magnifique et superbement meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncements de diverses figures peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or massif, de portières, et un tapis de pied or et soie; et environné de jeunes dames, dont plusieurs avaient différentes sortes d’instruments de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une beauté charmante; d’eunuques noirs tous richement habillés, et debout dans une grande modestie. En jetant les yeux sur la couverture du lit, il vit qu’elle était de brocart d’or à fond rouge, rehaussée de perles et de diamants, et près du lit un habit de même étoffe et de même parure, et à côté de lui, sur un coussin, un bonnet de calife.
À ces objets si éclatants, Abou-Hassan fut dans un étonnement et dans une confusion inexprimables. Il les regardait tous comme dans un songe, songe si véritable à son égard, qu’il désirait que ce n’en fût pas un. «Bon, disait-il en lui-même, me voilà calife; mais, ajoutait-il un peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me trompe; c’est un songe, effet du souhait dont je m’entretenais tantôt avec mon hôte;» et il refermait les yeux comme pour dormir.
En même temps un eunuque s’approcha: «Commandeur des croyants, lui dit-il respectueusement, que Votre Majesté ne se rendorme pas, il est temps qu’elle se lève pour faire la prière; l’aurore commence à paraître.»
À ces paroles, qui furent d’une grande surprise pour Abou-Hassan: «Suis-je éveillé, ou si je dors? disait-il encore en lui-même. Mais je dors, continuait-il en tenant toujours les yeux fermés, je ne dois pas en douter.»
Un moment après: «Commandeur des croyants, reprit l’eunuque, qui vit qu’il ne répondait rien et ne donnait aucune marque de vouloir se lever, Votre Majesté aura pour agréable que je lui répète qu’il est temps qu’elle se lève, à moins qu’elle ne veuille laisser passer le moment de faire sa prière du matin: le soleil va se lever, et elle n’a pas coutume d’y manquer.
«- Je me trompais, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, je suis éveillé. Ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends qu’on me parle.» Il ouvrit encore les yeux, et comme il était grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avait aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort au-dessus de sa condition; et le calife, qui l’observait sans être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir.
Alors les jeunes dames du palais se prosternèrent la face contre terre devant Abou-Hassan, et celles qui tenaient des instruments de musique lui donnèrent le bonjour par un concert de flûtes douces, de hautbois, de téorbes et d’autres instruments harmoniques, dont il fut enchanté et ravi en extase, de manière qu’il ne savait où il était, et qu’il ne se possédait pas lui-même. Il revint néanmoins à sa première idée, et il doutait encore si tout ce qu’il voyait et entendait était un songe ou une réalité. Il se mit les mains devant les yeux, et en baissant la tête: «Que veut dire tout ceci? disait-il en lui-même. Où suis-je? Que m’est-il arrivé? Qu’est-ce que ce palais? Que signifient ces eunuques, ces officiers si bien faits et si bien mis, ces dames si belles et ces musiciennes qui m’enchantent? Est-il possible que je ne puisse distinguer si je rêve ou si je suis dans mon bon sens?» Il ôta enfin les mains de devant ses yeux, les ouvrit, et en levant la tête il vit que le soleil jetait déjà ses premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre où il était.
Dans ce moment, Mesrour, chef des eunuques, entra, se prosterna profondément devant Abou-Hassan, et lui dit en se relevant: «Commandeur des croyants, Votre Majesté me permettra de lui représenter qu’elle n’a pas coutume de se lever si tard et qu’elle a laissé passer le temps de faire sa prière. À moins qu’elle n’ait passé une mauvaise nuit et qu’elle ne soit indisposée, elle n’a plus que celui d’aller monter sur son trône pour tenir son conseil et se faire voir à l’ordinaire. Les généraux de ses armées, les gouverneurs de ses provinces et les autres grands officiers de sa cour n’attendent que le moment que la porte de la salle du conseil leur soit ouverte.»
Au discours de Mesrour, Abou-Hassan fut comme persuadé qu’il ne dormait pas, et que l’état où il se trouvait n’était pas un songe. Il ne se trouva pas moins embarrassé que confus dans l’incertitude du parti qu’il prendrait. Enfin, il regarda Mesrour entre les deux yeux, et d’un ton sérieux: «À qui donc parlez-vous, lui demanda-t-il, et quel est celui que vous appelez commandeur des croyants, vous que je ne connais pas? Il faut que vous me preniez pour un autre.»
Tout autre que Mesrour se fût peut-être déconcerté à la demande d’Abou-Hassan; mais, instruit par le calife, il joua merveilleusement bien son personnage. «Mon respectable seigneur et maître, s’écria-t-il. Votre Majesté me parle ainsi aujourd’hui apparemment pour m’éprouver. Votre Majesté n’est-elle pas le commandeur des croyants, le monarque du monde, de l’orient à l’occident, et le vicaire, sur la terre, du prophète envoyé de Dieu, maître de ce monde terrestre et du céleste? Mesrour, votre chétif esclave, ne l’a pas oublié depuis tant d’années qu’il a l’honneur et le bonheur de rendre ses respects et ses services à Votre Majesté. Il s’estimerait le plus malheureux de tous les hommes s’il avait encouru votre disgrâce; il vous supplie donc très-humblement d’avoir la bonté de le rassurer: il aime mieux croire qu’un songe fâcheux a troublé votre repos cette nuit.»
Abou-Hassan fit un si grand éclat de rire à ces paroles de Mesrour, qu’il se laissa aller à la renverse sur le chevet du lit, avec une grande joie du calife, qui en eût ri de même s’il n’eût craint de mettre fin dès son commencement à la plaisante scène qu’il avait résolu de se donner.
Abou-Hassan, après avoir ri longtemps en cette posture, se remit sur son séant, et en s’adressant à un petit eunuque, noir comme Mesrour: «Écoute, lui dit-il, dis-moi qui je suis. – Seigneur, répondit le petit eunuque d’un air modeste, Votre Majesté est le commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes. – Tu es un petit menteur, face de couleur de poix,» reprit Abou-Hassan.