Abou-Hassan appela ensuite une des dames, qui était plus près de lui que les autres. «Approchez-vous, la belle, dit-il en lui présentant la main; tenez, mordez-moi le bout du doigt, que je sente si je dors ou si je veille.»
La dame, qui savait que le calife voyait tout ce qui se passait dans la chambre, fut ravie d’avoir occasion de faire voir de quoi elle était capable quand il s’agissait de le divertir. Elle s’approcha donc d’Abou-Hassan avec tout le sérieux possible, et en serrant légèrement entre ses dents le bout du doigt qu’il lui avait avancé, elle lui fit sentir un peu de douleur.
En retirant la main promptement: «Je ne dors pas, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, certainement. Par quel miracle suis-je donc devenu calife en une nuit? Voilà la chose du monde la plus merveilleuse et la plus surprenante!» Et s’adressant ensuite à la même dame: «Ne me cachez pas la vérité, dit-il; je vous en conjure par la protection de Dieu, en qui vous avez confiance, aussi bien que moi: Est-il bien vrai que je sois le commandeur des croyants? – Il est si vrai, répondit la dame, que Votre Majesté est le commandeur des croyants, que nous avons sujet, tous tant que nous sommes de vos esclaves, de nous étonner qu’elle veuille faire accroire qu’elle ne l’est pas. – Vous êtes une menteuse, reprit Abou-Hassan; je sais bien ce que je suis.»
Comme le chef des eunuques s’aperçut que Abou-Hassan voulait se lever, il lui présenta sa main et l’aida à se mettre hors du lit. Dès qu’il fut sur ses pieds, toute la chambre retentit du salut que tous les officiers et toutes les dames lui firent en même temps par une acclamation en ces termes: «Commandeur des croyants, que Dieu donne le bon jour à Votre Majesté!»
«Ah, ciel! quelle merveille! s’écria alors Abou-Hassan: j’étais hier au soir Abou-Hassan, et ce matin je suis le commandeur des croyants! Je ne comprends rien à un changement si prompt et si surprenant.» Les officiers destinés à ce ministère l’habillèrent promptement, et quand ils eurent achevé, comme les autres officiers, les eunuques et les dames s’étaient rangés en deux files jusqu’à la porte par où il devait entrer dans la chambre du conseil, Mesrour marcha devant, et Abou-Hassan le suivit. La portière fut tirée et la porte ouverte par un huissier. Mesrour entra dans la chambre du conseil et marcha encore avant lui jusqu’au pied du trône, où il s’arrêta pour l’aider à monter, en le prenant d’un côté par-dessous l’épaule, pendant qu’un autre officier qui suivait l’aidait de même à monter de l’autre.
Abou-Hassan s’assit aux acclamations des huissiers, qui lui souhaitèrent toutes sortes de bonheurs et de prospérités, et en se tournant à droite et à gauche, il vit les officiers et les gardes rangés dans un bel ordre et en bonne contenance.
Le calife cependant, qui était sorti du cabinet où il était caché au moment que Abou-Hassan était entré dans la chambre du conseil, passa à un autre cabinet qui avait vue aussi sur la même chambre, d’où il pouvait voir et entendre tout ce qui se passait au conseil quand son grand vizir y présidait à sa place, et que quelque incommodité l’empêchait d’y être en personne. Ce qui lui plut d’abord fut de voir que Abou-Hassan le représentait sur son trône presque avec autant de grâce que lui-même.
Dès que Abou-Hassan eut pris place, le grand vizir Giafar, qui venait d’arriver, se prosterna devant lui au pied du trône, se releva, et en s’adressant à sa personne: «Commandeur des croyants, dit-il, que Dieu comble Votre Majesté de ses faveurs en cette vie, la reçoive en son paradis dans l’autre, et précipite ses ennemis dans les flammes de l’enfer!»
Abou-Hassan, après tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était éveillé et ce qu’il venait d’entendre par la bouche du grand vizir, ne douta plus qu’il ne fût calife, comme il avait souhaité de l’être. Ainsi, sans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune si peu attendu s’était fait, il prit sur-le-champ le parti d’en exercer le pouvoir. Aussi demanda-t-il au grand vizir, en le regardant avec gravité, s’il avait quelque chose à lui dire.
«Commandeur des croyants, reprit le grand vizir, les émirs, les vizirs et les autres officiers qui ont séance au conseil de Votre Majesté, sont à la porte, et ils n’attendent que le moment que Votre Majesté leur donne la permission d’entrer et de venir lui rendre leurs respects accoutumés.» Abou-Hassan dit aussitôt qu’on leur ouvrît, et le grand vizir, en se retournant et en s’adressant au chef des huissiers, qui n’attendait que l’ordre: «Chef des huissiers, dit-il, le commandeur des croyants commande que vous fassiez votre devoir.»
La porte fut ouverte, et en même temps les vizirs, les émirs et les principaux officiers de la cour, tous en habit de cérémonie magnifique, entrèrent dans un bel ordre, s’avancèrent jusqu’au pied du trône et rendirent leurs respects à Abou-Hassan, chacun à son rang, le genou en terre et le front contre le tapis de pied, comme à la personne du calife, et le saluèrent en lui donnant le titre de commandeur des croyants, selon l’instruction que le grand vizir leur avait donnée, et ils prirent chacun leur place, à mesure qu’ils s’étaient acquittés de ce devoir.
Quand la cérémonie fut achevée, et qu’ils se furent tous placés, il se fit un grand silence.
Alors le grand vizir, toujours debout devant le trône, commença à faire son rapport de plusieurs affaires, selon l’ordre des papiers qu’il tenait à la main. Les affaires, à la vérité, étaient ordinaires et de peu de conséquence. Abou-Hassan néanmoins ne laissa pas de se faire admirer, même par le calife. En effet, il ne demeura pas court, il ne parut pas même embarrassé sur aucune. Il prononça juste sur toutes, selon que le bon sens lui inspirait, soit qu’il s’agît d’accorder ou de rejeter ce que l’on demandait.
Avant que le grand vizir eût achevé son rapport, Abou-Hassan aperçut le juge de police, qu’il connaissait de vue, assis en son rang: «Attendez un moment, dit-il au grand vizir en l’interrompant, j’ai un ordre qui presse à donner au juge de police.»
Le juge de police, qui avait les yeux sur Abou-Hassan et qui s’aperçut que Abou-Hassan le regardait particulièrement, s’entendant nommer, se leva aussitôt de sa place et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il se prosterna la face contre terre. «Juge de police, lui dit Abou-Hassan après qu’il se fut relevé, allez sur l’heure et sans perdre de temps dans un tel quartier et dans une rue qu’il lui indiqua: il y a dans cette rue une mosquée où vous trouverez l’iman et quatre vieillards à barbe blanche: saisissez-vous de leurs personnes et faites donner à chacun des quatre vieillards cent coups de nerf de bœuf, et quatre cents à l’iman. Après cela, vous les ferez monter tous cinq, chacun sur un chameau, vêtus de haillons et la face tournée vers la queue du chameau. En cet équipage, vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville, précédés d’un crieur qui criera à haute voix: «Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins et de leur causer tout le mal dont ils sont capables.» Mon intention est encore que vous leur enjoigniez de changer de quartier, avec défense de jamais remettre le pied dans celui d’où ils auront été chassés. Pendant que votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous dire, vous reviendrez me rendre compte de l’exécution de mes ordres.»