Les six dames obéirent et se mirent à table. Mais Abou-Hassan s’aperçut bientôt qu’elles ne mangeaient point, par respect pour lui; ce qui lui donna occasion de les servir lui-même, en les invitant et les pressant de manger, dans des termes tout à fait obligeants. Il leur demanda ensuite comment elles s’appelaient, et chacune le satisfit sur sa curiosité. Leurs noms étaient Cou d’Albâtre, Bouche de Corail, Face de Lune, Éclat du Soleil, Plaisir des Yeux, Délices du Cœur. Il fit aussi la même demande à la septième, qui tenait l’éventail, et elle lui répondit qu’elle s’appelait Canne de Sucre. Les douceurs qu’il dit à chacune sur leurs noms firent voir qu’il avait infiniment d’esprit, et l’on ne peut croire combien cela servit à augmenter l’estime que le calife, qui n’avait rien perdu de tout ce qu’il avait dit à ce sujet, avait déjà conçue pour lui.
Quand les dames virent que Abou-Hassan ne mangeait plus: «Le commandeur des croyants, dit l’une en s’adressant aux eunuques qui étaient présents pour servir, veut passer au salon du dessert: qu’on apporte à laver.» Elles se levèrent toutes de table en même temps, et elles prirent des mains des eunuques, l’une un bassin d’or, l’autre une aiguière de même métal, et la troisième une serviette, et se présentèrent le genou en terre devant Abou-Hassan, qui était encore assis, et lui donnèrent à laver. Quand il eut fait, il se leva, et à l’instant un eunuque tira la portière et ouvrit la porte d’un autre salon où il devait passer.
Mesrour, qui n’avait pas abandonné Abou-Hassan, marcha encore devant lui, et l’introduisit dans un salon de pareille grandeur à celui d’où il sortait, mais orné de diverses peintures des plus excellents maîtres, et tout autrement enrichi de vases de l’un et de l’autre métal, de tapis de pied et d’autres meubles plus précieux. Il y avait dans ce salon sept troupes de musiciennes, autres que celles qui étaient dans le premier salon, et ces sept troupes, ou plutôt ces sept chœurs de musique, commencèrent un nouveau concert dès que Abou-Hassan parut. Le salon était orné de sept autres grands lustres, et la table au milieu se trouva couverte de sept grands bassins d’or remplis en pyramides de toute sorte de fruits de la saison, les plus beaux, les mieux choisis et les plus exquis, et à l’entour sept autres jeunes dames, chacune avec un éventail à la main, qui surpassaient les premières en beauté.
Ces nouveaux objets jetèrent Abou-Hassan dans une admiration plus grande qu’auparavant, et firent qu’en s’arrêtant il donna des marques plus sensibles de sa surprise et de son étonnement. Il s’avança enfin jusqu’à la table, et après qu’il s’y fut assis et qu’il eut contemplé les sept dames à son aise, l’une après l’autre, avec un embarras qui marquait qu’il ne savait à laquelle il devait donner la préférence, il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de se mettre à table et de manger avec lui, en disant que la chaleur n’était pas assez incommode pour avoir besoin de leur ministère.
Quand les dames se furent placées à la droite et à la gauche d’Abou-Hassan, il voulut avant toutes choses savoir comment elles s’appelaient, et il apprit qu’elles avaient chacune un nom différent des noms des sept dames du premier salon, et que ces noms signifiaient de même quelque perfection de l’âme ou de l’esprit qui les distinguait les unes d’avec les autres. Cela lui plut extrêmement, et il le fit connaître par les bons mots qu’il dit encore à cette occasion, en leur présentant, l’une après l’autre, des fruits de chaque bassin. «Mangez cela pour l’amour de moi, dit-il à Chaîne des Cœurs, qu’il avait à sa droite, en lui présentant une figue, et rendez plus supportables les chaînes que vous me faites porter depuis le moment que je vous ai vue.» Et en présentant un raisin à Tourment de l’Âme: «Prenez ce raisin, dit-il, à la charge que vous ferez cesser bientôt les tourments que j’endure pour l’amour de vous;» et ainsi des autres dames. Et par ces endroits, Abou-Hassan faisait que le calife, qui était fort attaché à toutes ses actions et à toutes ses paroles, se savait bon gré de plus en plus d’avoir trouvé en lui un homme qui le divertissait si agréablement et qui lui avait donné lieu d’imaginer le moyen de le connaître plus à fond.
Quand Abou-Hassan eut mangé de tous les fruits qui étaient dans les bassins ce qu’il lui plut selon son goût, il se leva, et aussitôt Mesrour, qui ne l’abandonnait pas, marcha encore devant lui et l’introduisit dans un troisième salon, orné, meublé et enrichi aussi magnifiquement que les deux premiers.
Abou-Hassan y trouva sept autres chœurs de musique et sept autres dames, autour d’une table couverte de sept bassins d’or remplis de confitures liquides de différentes couleurs et de plusieurs façons. Après avoir jeté les yeux de tout côté avec une nouvelle admiration, il s’avança jusqu’à la table, au bruit harmonieux des sept chœurs de musique, qui cessa dès qu’il s’y fut mis. Les sept dames s’y mirent aussi à ses côtés, par son ordre, et comme il ne pouvait leur faire la même honnêteté de les servir qu’il avait faite aux autres, il les pria de se choisir elles-mêmes les confitures qui seraient le plus à leur goût. Il s’informa aussi de leurs noms, qui ne lui plurent pas moins que les noms des autres dames, par leur diversité, et qui lui fournirent une nouvelle matière de s’entretenir avec elles et de leur dire des douceurs qui leur firent autant de plaisir qu’au calife, qui ne perdait rien de tout ce qu’il disait.
Le jour commençait à finir lorsque Abou-Hassan fut conduit dans le quatrième salon. Il était orné, comme les autres, des meubles les plus magnifiques et les plus précieux. Il y avait aussi sept grands lustres d’or qui se trouvèrent remplis de bougies allumées, et tout le salon éclairé par une quantité prodigieuse de lumières qui faisaient un effet merveilleux et surprenant. On n’avait rien vu de pareil dans les trois autres, parce qu’il n’en avait pas été besoin. Abou-Hassan trouva encore dans ce dernier salon, comme il avait trouvé dans les trois autres, sept nouveaux chœurs de musiciennes, qui concertaient toutes ensemble d’une manière plus gaie que dans les autres salons, et qui semblaient inspirer une plus grande joie. Il y vit aussi sept autres dames qui étaient debout autour d’une table, aussi couverte de sept bassins d’or remplis de gâteaux feuilletés, de toutes sortes de confitures sèches et de toutes autres choses propres à exciter à boire. Mais ce que Abou-Hassan y aperçut, qu’il n’avait point vu aux autres salons, c’était un buffet chargé de sept flacons d’argent pleins d’un vin des plus exquis, et de sept verres de cristal de roche, d’un très-beau travail, auprès de chaque flacon.
Jusque-là, c’est-à-dire dans les trois premiers salons, Abou-Hassan n’avait bu que de l’eau, selon la coutume qui s’observe à Bagdad, aussi bien parmi le peuple et dans les ordres supérieurs qu’à la cour du calife, où l’on ne boit le vin ordinairement que le soir. Tous ceux qui en usent autrement sont regardés comme des débauchés, et ils n’osent se montrer de jour. Cette coutume est d’autant plus louable qu’on a besoin de tout son bon sens dans la journée pour vaquer aux affaires, et que par-là, comme on ne boit du vin que le soir, on ne voit pas d’ivrognes en plein jour causer du désordre dans les rues de cette ville.