– J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour.
– Diable! fit le Flamand, vingt lieues!
– Oui.
– Attelé à un cabriolet?
– Oui.
– Et combien de temps se reposera-t-il après la course?
– Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain.
– Pour refaire le même trajet?
– Oui.
– Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche le papier où il avait crayonné des chiffres. Il les montra au Flamand. c'étaient les chiffres 5, 6, 8 ½.
– Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues.
– Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit cheval blanc. Vous avez dû le voir passer quelquefois. C'est une petite bête du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai acheté. Je l'ai mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter sur le dos. Ce n'est pas son idée d'être cheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit ça.
– Et il fera la course?
– Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures. Mais voici à quelles conditions.
– Dites.
– Premièrement, vous le ferez souffler une heure à moitié chemin; il mangera, et on sera là pendant qu'il mangera pour empêcher le garçon de l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarqué que dans les auberges l'avoine est plus souvent bue par les garçons d'écurie que mangée par les chevaux.
– On sera là.
– Deuxièmement… Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet?
– Oui.
– Monsieur le maire sait conduire?
– Oui.
– Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne point charger le cheval.
– Convenu.
– Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera obligé de prendre la peine de surveiller lui-même l'avoine.
– C'est dit.
– Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payés. Pas un liard de moins, et la nourriture de la bête à la charge de monsieur le maire.
M. Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table.
– Voilà deux jours d'avance.
– Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire consentît à voyager dans un petit tilbury que j'ai.
– J'y consens.
– C'est léger, mais c'est découvert.
– Cela m'est égal.
– Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver?…
M. Madeleine ne répondit pas. Le Flamand reprit:
– Qu'il fait très froid?
M. Madeleine garda le silence. Maître Scaufflaire continua:
– Qu'il peut pleuvoir?
M. Madeleine leva la tête et dit:
– Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain à quatre heures et demie du matin.
– C'est entendu, monsieur le maire, répondit Scaufflaire, puis, grattant avec l'ongle de son pouce une tache qui était dans le bois de la table, il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien mêler à leur finesse:
– Mais voilà que j'y songe à présent! monsieur le maire ne me dit pas où il va. Où est-ce que va monsieur le maire?
Il ne songeait pas à autre chose depuis le commencement de la conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas osé faire cette question.
– Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine.
– Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes. Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici où vous allez?
– N'oubliez pas d'être à ma porte à quatre heures et demie du matin, très précises, répondit M. Madeleine; et il sortit.
Le Flamand resta «tout bête», comme il disait lui-même quelque temps après.
Monsieur le maire était sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la porte se rouvrit; c'était M. le maire. Il avait toujours le même air impassible et préoccupé.
– Monsieur Scaufflaire, dit-il, à quelle somme estimez-vous le cheval et le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre?
– L'un traînant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros rire.
– Soit. Eh bien!
– Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter?
– Non, mais à tout événement, je veux vous les garantir. À mon retour vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval?
– À cinq cents francs, monsieur le maire.
– Les voici.
M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette fois ne rentra plus.
Maître Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus.
Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Où diable monsieur le maire peut-il aller? Ils tinrent conseil.
– Il va à Paris, dit la femme.
– Je ne crois pas, dit le mari.
M. Madeleine avait oublié sur la cheminée le papier où il avait tracé des chiffres. Le Flamand le prit et l'étudia.
– Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste.
Il se tourna vers sa femme.
– J'ai trouvé.
– Comment?
– Il y a cinq lieues d'ici à Hesdin, six de Hesdin à Saint-Pol, huit et demie de Saint-Pol à Arras. Il va à Arras.
Cependant M. Madeleine était rentré chez lui.
Pour revenir de chez maître Scaufflaire, il avait pris le plus long, comme si la porte du presbytère avait été pour lui une tentation, et qu'il eût voulu l'éviter. Il était monté dans sa chambre et s'y était enfermé, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui était en même temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa lumière s'éteignit à huit heures et demie, et elle le dit au caissier qui rentrait, en ajoutant:
– Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouvé l'air un peu singulier.
Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la portière, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se réveilla brusquement; il avait entendu à travers son sommeil un bruit au-dessus de sa tête. Il écouta. C'était un pas qui allait et venait, comme si l'on marchait dans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange; habituellement aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure de son lever. Un moment après le caissier entendit quelque chose qui ressemblait à une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on dérangea un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. Le caissier se dressa sur son séant, s'éveilla tout à fait, regarda, et à travers les vitres de sa croisée aperçut sur le mur d'en face la réverbération rougeâtre d'une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne pouvait être que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. La réverbération tremblait comme si elle venait plutôt d'un feu allumé que d'une lumière. L'ombre des châssis vitrés ne s'y dessinait pas, ce qui indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par le froid qu'il faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se rendormit. Une heure ou deux après, il se réveilla encore. Le même pas, lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête.
La réverbération se dessinait toujours sur le mur, mais elle était maintenant pâle et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie. La fenêtre était toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la chambre de M. Madeleine.
Chapitre III Une tempête sous un crâne
Le lecteur a sans doute deviné que M. Madeleine n'est autre que Jean Valjean.
Nous avons déjà regardé dans les profondeurs de cette conscience; le moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans émotion et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation. L'œil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus d'éblouissements ni plus de ténèbres que dans l'homme; il ne peut se fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus mystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer, c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est l'intérieur de l'âme.
Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu'à propos d'un seul homme, ne fût-ce qu'à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. La conscience, c'est le chaos des chimères, des convoitises et des tentatives, la fournaise des rêves, l'antre des idées dont on a honte; c'est le pandémonium [169] des sophismes, c'est le champ de bataille des passions. À de certaines heures, pénétrez à travers la face livide d'un être humain qui réfléchit, et regardez derrière, regardez dans cette âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là, sous le silence extérieur, des combats de géants comme dans Homère, des mêlées de dragons et d'hydres et des nuées de fantômes comme dans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés de son cerveau et les actions de sa vie!