La rêverie n’empêche pas un cabriolet de passer, et le songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux, dont les yeux erraient dans une sorte de flânerie diffuse, aperçut, à travers ce somnambulisme, un véhicule à deux roues cheminant dans la place, lequel allait au pas, et comme indécis. À qui en voulait ce cabriolet? pourquoi allait-il au pas? Laigle y regarda. Il y avait dedans, à côté du cocher, un jeune homme, et devant ce jeune homme un assez gros sac de nuit. Le sac montrait aux passants ce nom écrit en grosses lettres noires sur une carte cousue à l’étoffe: Marius Pontmercy.
Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. Il se dressa et jeta cette apostrophe au jeune homme du cabriolet:
– Monsieur Marius Pontmercy!
Le cabriolet interpellé s’arrêta.
Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songer profondément, leva les yeux.
– Hein? dit-il.
– Vous êtes monsieur Marius Pontmercy?
– Sans doute.
– Je vous cherchais, reprit Laigle de Meaux.
– Comment cela? demanda Marius; car c’était lui, en effet, qui sortait de chez son grand-père, et il avait devant lui une figure qu’il voyait pour la première fois. Je ne vous connais pas.
– Moi non plus, je ne vous connais point, répondit Laigle.
Marius crut à une rencontre de loustic, à un commencement de mystification en pleine rue. Il n’était pas d’humeur facile en ce moment-là. Il fronça le sourcil. Laigle de Meaux, imperturbable, poursuivit:
– Vous n’étiez pas avant-hier à l’école?
– Cela est possible.
– Cela est certain.
– Vous êtes étudiant? demanda Marius.
– Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hier je suis entré à l’école par hasard. Vous savez, on a quelquefois de ces idées-là. Le professeur était en train de faire l’appel. Vous n’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. Au troisième appel manqué, on vous raye l’inscription. Soixante francs dans le gouffre.
Marius commençait à écouter. Laigle continua:
– C’était Blondeau qui faisait l’appel. Vous connaissez Blondeau [76], il a le nez fort pointu et fort malicieux, et il flaire avec délices les absents. Il a sournoisement commencé par la lettre P. Je n’écoutais pas, n’étant point compromis dans cette lettre-là. L’appel n’allait pas mal. Aucune radiation. L’univers était présent. Blondeau était triste. Je disais à part moi: Blondeau, mon amour, tu ne feras pas la plus petite exécution aujourd’hui. Tout à coup Blondeau appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond. Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort: Marius Pontmercy. Et il prend sa plume. Monsieur, j’ai des entrailles. Je me suis dit rapidement: Voilà un brave garçon qu’on va rayer. Attention. Ceci est un véritable vivant qui n’est pas exact. Ceci n’est pas un bon élève. Ce n’est point là un cul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un blanc-bec pédant, fort en sciences, lettres, théologie et sapience, un de ces esprits bêtas tirés à quatre épingles; une épingle par faculté. C’est un honorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature, qui cultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-être en cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort à Blondeau! En ce moment, Blondeau a trempé dans l’encre sa plume noire de ratures, a promené sa prunelle fauve sur l’auditoire, et a répété pour la troisième fois: Marius Pontmercy! J’ai répondu: Présent! Cela fait que vous n’avez pas été rayé.
– Monsieur!… dit Marius.
– Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laigle de Meaux.
– Je ne vous comprends pas, fit Marius.
Laigle reprit:
– Rien de plus simple. J’étais près de la chaire pour répondre et près de la porte pour m’enfuir. Le professeur me contemplait avec une certaine fixité. Brusquement, Blondeau, qui doit être le nez malin dont parle Boileau [77], saute à la lettre L. L, c’est ma lettre. Je suis de Meaux, et je m’appelle Lesgle.
– L’Aigle! interrompit Marius, quel beau nom!
– Monsieur, le Blondeau arrive à ce beau nom, et crie: Laigle! Je réponds: Présent! Alors Blondeau me regarde avec la douceur du tigre, sourit, et me dit: Si vous êtes Pontmercy, vous n’êtes pas Laigle. Phrase qui a l’air désobligeante pour vous, mais qui n’était lugubre que pour moi. Cela dit, il me raye.
Marius s’exclama.
– Monsieur, je suis mortifié…
– Avant tout, interrompit Laigle, je demande à embaumer Blondeau dans quelques phrases d’éloge senti. Je le suppose mort. Il n’y aurait pas grand’chose à changer à sa maigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa roideur, et à son odeur. Et je dis: Erudimini qui judicatis terram [78]. Ci-gît Blondeau, Blondeau le Nez, Blondeau Nasica, le bœuf de la discipline, bos disciplinoe, le molosse de la consigne, l’ange de l’appel, qui fut droit, carré, exact, rigide, honnête et hideux. Dieu le raya comme il m’a rayé.
Marius reprit:
– Je suis désolé…
– Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci vous serve de leçon. À l’avenir, soyez exact.
– Je vous fais vraiment mille excuses.
– Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain.
– Je suis désespéré…
Laigle éclata de rire.
– Et moi, ravi. J’étais sur la pente d’être avocat. Cette rature me sauve. Je renonce aux triomphes du barreau. Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin. Plus de toge, plus de stage. Voilà ma radiation obtenue. C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. J’entends vous faire solennellement une visite de remercîments. Où demeurez-vous?
– Dans ce cabriolet, dit Marius.
– Signe d’opulence, repartit Laigle avec calme. Je vous félicite. Vous avez là un loyer de neuf mille francs par an.
En ce moment Courfeyrac sortait du café.
Marius sourit tristement:
– Je suis dans ce loyer depuis deux heures et j’aspire à en sortir; mais c’est une histoire comme cela, je ne sais où aller.
– Monsieur, dit Courfeyrac, venez chez moi.
– J’aurais la priorité, observa Laigle, mais je n’ai pas de chez moi.
– Tais-toi, Bossuet, reprit Courfeyrac.
– Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous vous appeliez Laigle.
– De Meaux, répondit Laigle; par métaphore, Bossuet.
Courfeyrac monta dans le cabriolet.
– Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint -Jacques.
Et le soir même, Marius était installé dans une chambre de l’hôtel de la Porte-Saint -Jacques, côte à côte avec Courfeyrac.
Chapitre III Les étonnements de Marius
En quelques jours, Marius fut l’ami de Courfeyrac. La jeunesse est la saison des promptes soudures et des cicatrisations rapides. Marius près de Courfeyrac respirait librement, chose assez nouvelle pour lui. Courfeyrac ne lui fit pas de questions. Il n’y songea même pas. À cet âge, les visages disent tout de suite tout. La parole est inutile. Il y a tel jeune homme dont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. On se regarde, on se connaît.
Un matin pourtant, Courfeyrac lui jeta brusquement cette interrogation:
– À propos, avez-vous une opinion politique?
– Tiens! dit Marius, presque offensé de la question.
– Qu’est-ce que vous êtes?
– Démocrate-bonapartiste.
– Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac.
Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café Musain. Puis il lui chuchota à l’oreille avec un sourire: Il faut que je vous donne vos entrées dans la révolution. Et il le mena dans la salle des Amis de l’A B C. Il le présenta aux autres camarades en disant à demi-voix ce simple moi que Marius ne comprit pas: Un élève.
Marius était tombé dans un guêpier d’esprits. Du reste, quoique silencieux et grave, il n’était ni le moins ailé ni le moins armé.
[76] Après avoir été professeur de Tholomyès (voir I, 3, 3 et note 40), il était, depuis 1830, doyen de la faculté de Droit.
[77] Boileau (
[78] «Instruisez-vous, vous qui jugez le monde» (Psaumes, 2), traduit par Bossuet: «Instruisez-vous, arbitres du monde» et cité en tête de l'