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Ce fut là leur «première querelle» [108].

Marius achevait à peine de lui faire cette scène avec les yeux que quelqu’un traversa l’allée. C’était un invalide tout courbé, tout ridé et tout blanc, en uniforme Louis XV, ayant sur le torse la petite plaque ovale de drap rouge aux épées croisées, croix de Saint-Louis du soldat, et orné en outre d’une manche d’habit sans bras dedans, d’un menton d’argent et d’une jambe de bois. Marius crut distinguer que cet être avait l’air extrêmement satisfait. Il lui sembla même que le vieux cynique, tout en clopinant près de lui, lui avait adressé un clignement d’œil très fraternel et très joyeux, comme si un hasard quelconque avait fait qu’ils pussent être d’intelligence et qu’ils eussent savouré en commun quelque bonne aubaine. Qu’avait-il donc à être si content, ce débris de Mars? Que s’était-il donc passé entre cette jambe de bois et l’autre? Marius arriva au paroxysme de la jalousie. – Il était peut-être là! se dit-il; il a peut-être vu! – Et il eut envie d’exterminer l’invalide.

Le temps aidant, toute pointe s’émousse. Cette colère de Marius contre «Ursule», si juste et si légitime qu’elle fût, passa. Il finit par pardonner; mais ce fut un grand effort; il la bouda trois jours.

Cependant, à travers tout cela et à cause de tout cela, la passion grandissait et devenait folle.

Chapitre IX Éclipse

On vient de voir comment Marius avait découvert ou cru découvrir qu’Elle s’appelait Ursule.

L’appétit vient en aimant. Savoir qu’elle se nommait Ursule, c’était déjà beaucoup; c’était peu. Marius en trois ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. Il en voulut un autre. Il voulut savoir où elle demeurait.

Il avait fait une première faute: tomber dans l’embûche du banc du Gladiateur. Il en avait fait une seconde: ne pas rester au Luxembourg quand M. Leblanc y venait seul. Il en fit une troisième. Immense. Il suivit «Ursule».

Elle demeurait rue de l’Ouest, à l’endroit de la rue le moins fréquenté, dans une maison neuve à trois étages d’apparence modeste.

À partir de ce moment, Marius ajouta à son bonheur de la voir au Luxembourg le bonheur de la suivre jusque chez elle.

Sa faim augmentait. Il savait comment elle s’appelait, son petit nom du moins, le nom charmant, le vrai nom d’une femme; il savait où elle demeurait; il voulut savoir qui elle était.

Un soir, après qu’il les eut suivis jusque chez eux et qu’il les eut vus disparaître sous la porte cochère, il entra à leur suite et dit vaillamment au portier:

– C’est le monsieur du premier qui vient de rentrer?

– Non, répondit le portier. C’est le monsieur du troisième.

Encore un pas de fait. Ce succès enhardit Marius.

– Sur le devant? demanda-t-il.

– Parbleu! fit le portier, la maison n’est bâtie que sur la rue.

– Et quel est l’état de ce monsieur? repartit Marius.

– C’est un rentier, monsieur. Un homme bien bon, et qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche.

– Comment s’appelle-t-il? reprit Marius.

Le portier leva la tête, et dit:

– Est-ce que monsieur est mouchard?

Marius s’en alla assez penaud, mais fort ravi. Il avançait.

– Bon, pensa-t-il. Je sais qu’elle s’appelle Ursule, qu’elle est fille d’un rentier, et qu’elle demeure là, au troisième, rue de l’Ouest.

Le lendemain M. Leblanc et sa fille ne firent au Luxembourg qu’une courte apparition; ils s’en allèrent qu’il faisait grand jour. Marius les suivit rue de l’Ouest comme il en avait pris l’habitude. En arrivant à la porte cochère, M. Leblanc fit passer sa fille devant puis s’arrêta avant de franchir le seuil, se retourna et regarda Marius fixement.

Le jour d’après, ils ne vinrent pas au Luxembourg. Marius attendit en vain toute la journée.

À la nuit tombée, il alla rue de l’Ouest, et vit de la lumière aux fenêtres du troisième. Il se promena sous ces fenêtres jusqu’à ce que cette lumière fût éteinte.

Le jour suivant, personne au Luxembourg. Marius attendit tout le jour, puis alla faire sa faction de nuit sous les croisées. Cela le conduisait jusqu’à dix heures du soir. Son dîner devenait ce qu’il pouvait. La fièvre nourrit le malade et l’amour l’amoureux.

Il se passa huit jours de la sorte. M. Leblanc et sa fille ne paraissaient plus au Luxembourg. Marius faisait des conjectures tristes; il n’osait guetter la porte cochère pendant le jour. Il se contentait d’aller à la nuit contempler la clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait par moments passer des ombres, et le cœur lui battait.

Le huitième jour, quand il arriva sous les fenêtres, il n’y avait pas de lumière. – Tiens! dit-il, la lampe n’est pas encore allumée. Il fait nuit pourtant. Est-ce qu’ils seraient sortis? Il attendit. Jusqu’à dix heures. Jusqu’à minuit. Jusqu’à une heure du matin. Aucune lumière ne s’alluma aux fenêtres du troisième étage et personne ne rentra dans la maison. Il s’en alla très sombre.

Le lendemain, – car il ne vivait que de lendemains en lendemains, il n’y avait, pour ainsi dire, plus d’aujourd’hui pour lui, – le lendemain il ne trouva personne au Luxembourg, il s’y attendait; à la brune, il alla à la maison. Aucune lueur aux fenêtres; les persiennes étaient fermées; le troisième était tout noir.

Marius frappa à la porte cochère, entra et dit au portier:

– Le monsieur du troisième?

– Déménagé, répondit le portier.

Marius chancela et dit faiblement:

– Depuis quand donc?

– D’hier.

– Où demeure-t-il maintenant?

– Je n’en sais rien.

– Il n’a donc point laissé sa nouvelle adresse?

– Non.

Et le portier levant le nez reconnut Marius.

– Tiens! c’est vous! dit-il, mais vous êtes donc décidément quart-d’œil?

Livre septième – Patron-minette

Chapitre I Les mines et les mineurs

Les sociétés humaines ont toutes ce qu’on appelle dans les théâtres un troisième dessous [109]. Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux se superposent. Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous-sol qui s’effondre parfois sous la civilisation, et que notre indifférence et notre insouciance foulent aux pieds. L’Encyclopédie, au siècle dernier, était une mine, presque à ciel ouvert. Les ténèbres, ces sombres couveuses du christianisme primitif, n’attendaient qu’une occasion pour faire explosion sous les Césars et pour inonder le genre humain de lumière. Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente. Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement. Toute lave commence par être nuit. Les catacombes, où s’est dite la première messe, n’étaient pas seulement la cave de Rome, elles étaient le souterrain du monde.

Il y a sous la construction sociale, cette merveille compliquée d’une masure, des excavations de toutes sortes. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel pioche avec l’idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère. On s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopies cheminent sous terre dans ces conduits. Elles s’y ramifient en tous sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Jean-Jacques prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne. Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend Socin aux cheveux. Mais rien n’arrête ni n’interrompt la tension de toutes ces énergies vers le but, et la vaste activité simultanée, qui va et vient, monte, descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme lentement le dessus par le dessous et le dehors par le dedans; immense fourmillement inconnu. La société se doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes? L’avenir.

Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Jusqu’à un degré que le philosophe social sait reconnaître, le travail est bon; au delà de ce degré, il est douteux et mixte; plus bas, il devient terrible. À une certaine profondeur, les excavations ne sont plus pénétrables à l’esprit de civilisation, la limite respirable à l’homme est dépassée; un commencement de monstres est possible.

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[108] Mars 1822, la cheville d'Adèle avait déchaîné de la même façon la jalousie de Victor qui avait sermonné sa «fiancée», très sérieusement argumenté sur la question et concluait: «Je te supplie désormais, bien aimée Adèle, de prendre garde à ce que je te dis ici, si tu ne veux m'exposer à donner un soufflet au premier insolent dont le regard osera se tourner vers toi; tentation que j'ai eu bien de la peine à réprimer hier et aujourd'hui et dont je ne serais plus sûr d'être maître une autre fois.» (Lettre du 4 mars 1822, éd. J. Massin, t. I, p. 1181.)

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[109] La métaphore de la mine était déjà présente dans Le Rhin: «De leur côté, tous les ans, le second jour de la Pentecôte, les notables de Coblentz et de Rhens se réunissent au même lieu sous prétexte de fête, et confèrent entre eux de certaines choses obscures; commencement de commune et de bourgeoisie faisant sourdement son trou dans les fondations du formidable édifice germanique déjà tout construit; vivace et éternelle conspiration des petits contre les grands germant audacieusement près du Königstühl, à l'ombre même de ce trône de pierre de la féodalité.» (éd. J. Massin, t. VI, p. 279.). La métaphore théâtrale du «troisième dessous» était, elle, déjà employée par Balzac dans Splendeurs et Misères des courtisanes, où elle sert une représentation très différente de la société.