Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et l’y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les cheveux.
– Toi, dit Thénardier, ne t’en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.
La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.
– Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.
M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il n’avait rien sur lui qu’une bourse de cuir qui contenait six francs, et son mouchoir.
Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.
– Quoi! pas de portefeuille? demanda-t-il.
– Ni de montre, répondit un des «fumistes».
– C’est égal, murmura avec une voix de ventriloque l’homme masqué qui tenait la grosse clef, c’est un vieux rude!
Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu’il leur jeta.
– Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui ne bougeait pas:
– Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda-t-il.
– Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.
– Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.
– Deux des «fumistes» poussèrent l’ivrogne avec le pied près du tas de ferrailles.
– Babet, pourquoi en as-tu amené tant? dit Thénardier bas à l’homme à la trique, c’était inutile.
– Que veux-tu? répliqua l’homme à la trique, ils ont tous voulu en être. La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d’affaires.
Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit d’hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri. M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la fenêtre et le plus proche de la cheminée.
Quand le dernier nœud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint s’asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à reconnaître dans ce sourire poli d’homme de bureau la bouche presque bestiale qui écumait le moment d’auparavant, il considérait avec stupeur cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce qu’éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.
– Monsieur… fit Thénardier.
Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M. Leblanc:
– Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.
Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit:
– Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous allons causer tranquillement. Il faut d’abord que je vous communique une remarque que j’ai faite, c’est que vous n’avez pas encore poussé le moindre cri.
Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu’il eût échappé à Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus singulier silence. Thénardier poursuivit:
– Mon Dieu! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l’aurais pas trouvé inconvenant! À l’assassin! cela se dit dans l’occasion, et, quant à moi, je ne l’aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple qu’on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l’auriez fait qu’on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné. Et je vais vous dire pourquoi. C’est que cette chambre-ci est très sourde. Elle n’a que cela pour elle, mais elle a cela. C’est une cave. On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus prochain le bruit d’un ronflement d’ivrogne. Ici le canon ferait boum et le tonnerre ferait pouf. C’est un logement commode. Mais enfin vous n’avez pas crié, c’est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais vous dire ce que j’en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie, qu’est-ce qui vient? la police. Et après la police? la justice. Eh bien, vous n’avez pas crié; c’est que vous ne vous souciez pas plus que nous de voir arriver la justice et la police. C’est que, – il y a longtemps que je m’en doute, – vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous entendre.
Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son langage, empreint d’une sorte d’insolence modérée et sournoise, était réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n’était tout à l’heure qu’un brigand on sentait maintenant «l’homme qui a étudié pour être prêtre».
Le silence qu’avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait jusqu’à l’oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun à Marius, et l’étonnait péniblement.
L’observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de monsieur Leblanc. Mais, quel qu’il fût, lié de cordes, entouré de bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui s’enfonçait sous lui d’un degré à chaque instant, devant la fureur comme devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible; et Marius ne pouvait s’empêcher d’admirer en un pareil moment ce visage superbement mélancolique.
C’était évidemment une âme inaccessible à l’épouvante et ne sachant pas ce que c’est que d’être éperdue. C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si inévitable que fût la catastrophe, il n’y avait rien là de l’agonie du noyé ouvrant sous l’eau des yeux horribles.
Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le paravent qu’il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles écarlates.
Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.
– Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure, je ne sais où j’avais l’esprit, j’ai été beaucoup trop loin, j’ai dit des extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai dit que j’exigeais de l’argent, beaucoup d’argent, immensément d’argent. Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche, vous avez vos charges, qui n’a pas les siennes? Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces gens qui, parce qu’ils ont l’avantage de la position, profitent de cela pour être ridicules. Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.
M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:
– Vous voyez que je ne mets pas mal d’eau dans mon vin. Je ne connais pas l’état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à l’argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent mille francs à un père de famille qui n’est pas heureux. Certainement vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me donnerais de la peine comme aujourd’hui, et que j’organiserais la chose de ce soir, qui est un travail bien fait, de l’aveu de tous ces messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que tout est dit et que vous n’avez pas à craindre une pichenette. Vous me direz: Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis pas exagéré. Je n’exige pas cela. Je ne vous demande qu’une chose. Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vous dicter.