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– Quel tapage! on dirait des tas de chaînes qui s’envolent.

Il arriva une fois qu’une de ces voitures qu’on distinguait difficilement dans l’épaisseur des ormes, s’arrêta un moment, puis repartit au galop. Cela étonna Fantine.

– C’est particulier! dit-elle. Je croyais que la diligence ne s’arrêtait jamais. Favourite haussa les épaules.

– Cette Fantine est surprenante. Je viens la voir par curiosité. Elle s’éblouit des choses les plus simples. Une supposition; je suis un voyageur, je dis à la diligence: je vais en avant, vous me prendrez sur le quai en passant. La diligence passe, me voit, s’arrête, et me prend. Cela se fait tous les jours. Tu ne connais pas la vie, ma chère.

Un certain temps s’écoula ainsi. Tout à coup Favourite eut le mouvement de quelqu’un qui se réveille.

– Eh bien, fit-elle, et la surprise?

– À propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise?

– Ils sont bien longtemps! dit Fantine.

Comme Fantine achevait ce soupir, le garçon qui avait servi le dîner entra. Il tenait à la main quelque chose qui ressemblait à une lettre.

– Qu’est-ce que cela? demanda Favourite.

Le garçon répondit:

– C’est un papier que ces messieurs ont laissé pour ces dames.

– Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout de suite?

– Parce que ces messieurs, reprit le garçon, ont commandé de ne le remettre à ces dames qu’au bout d’une heure.

Favourite arracha le papier des mains du garçon. C’était une lettre en effet.

– Tiens! dit-elle. Il n’y a pas d’adresse. Mais voici ce qui est écrit dessus:

Ceci est la surprise.

Elle décacheta vivement la lettre, l’ouvrit et lut (elle savait lire):

«Ô nos amantes!

«Sachez que nous avons des parents. Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. Ça s’appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. Or, ces parents gémissent, ces vieillards nous réclament, ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obéissons, étant vertueux. À l’heure où vous lirez ceci, cinq chevaux fougueux nous rapporteront à nos papas et à nos mamans. Nous fichons le camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous arrache à l’abîme, et l’abîme c’est vous, ô nos belles petites! Nous rentrons dans la société, dans le devoir et dans l’ordre, au grand trot, à raison de trois lieues à l’heure. Il importe à la patrie que nous soyons, comme tout le monde, préfets, pères de famille, gardes champêtres et conseillers d’État. Vénérez-nous. Nous nous sacrifions. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette lettre vous déchire, rendez-le-lui. Adieu.

«Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune.

«Signé: Blachevelle.

«Fameuil.

«Listolier.

«Félix Tholomyès

«Post-scriptum. Le dîner est payé.»

Les quatre jeunes filles se regardèrent.

Favourite rompit la première le silence.

– Eh bien! s’écria-t-elle, c’est tout de même une bonne farce.

– C’est très drôle, dit Zéphine.

– Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. Ça me rend amoureuse de lui. Sitôt parti, sitôt aimé. Voilà l’histoire.

– Non, dit Dahlia, c’est une idée à Tholomyès. Ça se reconnaît.

– En ce cas, reprit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès!

– Vive Tholomyès! crièrent Dahlia et Zéphine.

Et elles éclatèrent de rire.

Fantine rit comme les autres.

Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura. C’était, nous l’avons dit, son premier amour; elle s’était donnée à ce Tholomyès comme à un mari, et la pauvre fille avait un enfant.

Livre quatrième – Confier, c’est quelquefois livrer

I

Une mère qui en rencontre une autre

Il y avait, dans le premier quart de ce siècle, à Montfermeil[135], près de Paris, une façon de gargote qui n’existe plus aujourd’hui. Cette gargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. Elle était située dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à plat sur le mur. Sur cette planche était peint quelque chose qui ressemblait à un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses épaulettes de général dorées avec de larges étoiles argentées; des taches rouges figuraient du sang; le reste du tableau était de la fumée et représentait probablement une bataille. Au bas on lisait cette inscription: Au Sergent de Waterloo.

Rien n’est plus ordinaire qu’un tombereau ou une charrette à la porte d’une auberge. Cependant le véhicule ou, pour mieux dire, le fragment de véhicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo, un soir du printemps de 1818, eût certainement attiré par sa masse l’attention d’un peintre qui eût passé là.

C’était l’avant-train d’un de ces fardiers[136], usités dans les pays de forêts, et qui servent à charrier des madriers et des troncs d’arbres. Cet avant-train se composait d’un massif essieu de fer à pivot où s’emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux roues démesurées. Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. On eût dit l’affût d’un canon géant. Les ornières avaient donné aux roues, aux jantes, aux moyeux, à l’essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui dont on orne volontiers les cathédrales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. Sous l’essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de Goliath forçat. Cette chaîne faisait songer, non aux poutres qu’elle avait fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons qu’elle eût pu atteler; elle avait un air de bagne, mais de bagne cyclopéen et surhumain, et elle semblait détachée de quelque monstre. Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban.

Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue? D’abord, pour encombrer la rue; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans le vieil ordre social une foule d’institutions qu’on trouve de la sorte sur son passage en plein air et qui n’ont pas pour être là d’autres raisons.

Le centre de la chaîne pendait sous l’essieu assez près de terre, et sur la courbure, comme sur la corde d’une balançoire, étaient assises et groupées, ce soir-là, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, l’une d’environ deux ans et demi, l’autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras de la plus grande. Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit: Tiens! voilà un joujou pour mes enfants.

Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque recherche, rayonnaient; on eût dit deux roses dans de la ferraille; leurs yeux étaient un triomphe; leurs fraîches joues riaient. L’une était châtain, l’autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnements ravis; un buisson fleuri qui était près de là envoyait aux passants des parfums qui semblaient venir d’elles; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indécence de la petitesse.

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[135] En septembre 1845, Hugo y était passé, peut-être en compagnie de Léonie Biard, lors d’une brève et mystérieuse excursion à l’est de Paris. Dès 1827, Paul de Kock y avait situé l’action de son roman, La Laitière de Montfermeil.

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[136] La source probable de la présence étrange du fardier est une chose vue, un souvenir du retour d’Espagne, l’un de très rares conservés par V. Hugo. Supprimé du Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie publié en 1863, il est connu seulement par le manuscrit de Mme Hugo: «Des auberges où il passa alors, il ne se souvient que d’une, ou, du moins, d’une cour où était une immense voiture de roulier dételée, avec des chaînes qui pendaient. Pourquoi, dans un voyage long, accidenté, où à coup sûr il se trouvait des choses curieuses et frappantes, se souvenir de cette insignifiance? N’est-ce pas là un mystère?» (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, ouv. cit., p. 243.)