– Ah! vous voilà donc, vous autres!
Puis, les attirant dans ses genoux l'une après l'autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, et les lâchant ensuite avec cette douce façon de secouer qui est propre aux mères, elle s'écria:
– Sont-elles fagotées!
Elles vinrent s'asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupée qu'elles tournaient et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardait jouer d'un air lugubre.
Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C'était pour elles comme le chien. Ces trois petites filles n'avaient pas vingt-quatre ans à elles trois, et elles représentaient déjà toute la société des hommes; d'un côté l'envie, de l'autre le dédain [66].
La poupée des sœurs Thénardier était très fanée et très vieille et toute cassée, mais elle n'en paraissait pas moins admirable à Cosette, qui de sa vie n'avait eu une poupée, une vraie poupée, pour nous servir d'une expression que tous les enfants comprendront.
Tout à coup la Thénardier, qui continuait d'aller et de venir dans la salle, s'aperçut que Cosette avait des distractions et qu'au lieu de travailler elle s'occupait des petites qui jouaient.
– Ah! je t'y prends! cria-t-elle. C'est comme cela que tu travailles! Je vais te faire travailler à coups de martinet, moi.
L'étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier.
– Madame, dit-il en souriant d'un air presque craintif, bah! laissez-la jouer!
De la part de tout voyageur qui eût mangé une tranche de gigot et bu deux bouteilles de vin à son souper et qui n'eût pas eu l'air d'un affreux pauvre, un pareil souhait eût été un ordre. Mais qu'un homme qui avait ce chapeau se permît d'avoir un désir et qu'un homme qui avait cette redingote se permît d'avoir une volonté, c'est ce que la Thénardier ne crut pas devoir tolérer. Elle repartit aigrement:
– Il faut qu'elle travaille, puisqu'elle mange. Je ne la nourris pas à rien faire.
– Qu'est-ce qu'elle fait donc? reprit l'étranger de cette voix douce qui contrastait si étrangement avec ses habits de mendiant et ses épaules de portefaix.
La Thénardier daigna répondre:
– Des bas, s'il vous plaît. Des bas pour mes petites filles qui n'en ont pas, autant dire, et qui vont tout à l'heure pieds nus.
L'homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et continua:
– Quand aura-t-elle fini cette paire de bas?
– Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la paresseuse.
– Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite?
La Thénardier lui jeta un coup d'œil méprisant.
– Au moins trente sous.
– La donneriez-vous pour cinq francs? reprit l'homme.
– Pardieu! s'écria avec un gros rire un routier qui écoutait, cinq francs? je crois fichtre bien! cinq balles!
Le Thénardier crut devoir prendre la parole.
– Oui, monsieur, si c'est votre fantaisie, on vous donnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.
– Il faudrait payer tout de suite, dit la Thénardier avec sa façon brève et péremptoire.
– J'achète cette paire de bas, répondit l'homme, et, ajouta-t-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs qu'il posa sur la table, – je la paye.
Puis il se tourna vers Cosette.
– Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant.
Le routier fut si ému de la pièce de cinq francs, qu'il laissa là son verre et accourut.
– C'est pourtant vrai! cria-t-il en l'examinant. Une vraie roue de derrière! et pas fausse!
Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset.
La Thénardier n'avait rien à répliquer. Elle se mordit les lèvres, et son visage prit une expression de haine.
Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander:
– Madame, est-ce que c'est vrai? est-ce que je peux jouer?
– Joue! dit la Thénardier d'une voix terrible.
– Merci, madame, dit Cosette.
Et pendant que sa bouche remerciait la Thénardier, toute sa petite âme remerciait le voyageur.
Le Thénardier s'était remis à boire. Sa femme lui dit à l'oreille:
– Qu'est-ce que ça peut être que cet homme jaune?
– J'ai vu, répondit souverainement Thénardier, des millionnaires qui avaient des redingotes comme cela.
Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n'était pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de plomb.
Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. Elles venaient d'exécuter une opération fort importante; elles s'étaient emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et Éponine, qui était l'aînée, emmaillotait le petit chat, malgré ses miaulements et ses contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disait à sa sœur dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grâce, pareille à la splendeur de l'aile des papillons, s'en va quand on veut la fixer:
– Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l'autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t'étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t'étonnerait. Et tu me dirais: Ah! mon Dieu! et je te dirais: Oui, madame, c'est une petite fille que j'ai comme ça. Les petites filles sont comme ça à présent.
Azelma écoutait Éponine avec admiration.
Cependant, les buveurs s'étaient mis à chanter une chanson obscène dont ils riaient à faire trembler le plafond. Le Thénardier les encourageait et les accompagnait.
Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n'importe quoi. Pendant qu'Éponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son côté avait emmailloté le sabre. Cela fait, elle l'avait couché sur ses bras, et elle chantait doucement pour l'endormir.
La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l'enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée.
[66] Cette notation transpose sur les trois fillettes l'inquiétude qu'éprouva un jour Hugo au spectacle de la rencontre, notée dans
«Je demeurai pensif.
«Cet homme n'était plus pour moi un homme, c'était le spectre de la misère, c'était l'apparition difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d'une révolution encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient. […] Du moment où cet homme s'aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s'aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.»