Le Thénardier éprouva ce qu'éprouve le loup au moment où il se sent mordu et saisi par la mâchoire d'acier du piège.
– Quel est ce diable d'homme? pensa-t-il.
Il fit ce que fait le loup. Il donna une secousse. L'audace lui avait déjà réussi une fois.
– Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit-il résolument et mettant cette fois les façons respectueuses de côté, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille écus.
L'étranger dit tranquillement.
– Viens, Cosette.
Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il ramassa son bâton qui était à terre.
Le Thénardier remarqua l'énormité de la trique et la solitude du lieu.
L'homme s'enfonça dans le bois avec l'enfant, laissant le gargotier immobile et interdit.
Pendant qu'ils s'éloignaient, le Thénardier considérait ses larges épaules un peu voûtées et ses gros poings.
Puis ses yeux, revenant à lui-même, retombaient sur ses bras chétifs et sur ses mains maigres.
– Il faut que je sois vraiment bien bête, pensait-il, de n'avoir pas pris mon fusil, puisque j'allais à la chasse!
Cependant l'aubergiste ne lâcha pas prise.
– Je veux savoir où il ira, dit-il.
Et il se mit à les suivre à distance. Il lui restait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon de papier signé Fantine, et une consolation, les quinze cents francs.
L'homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. L'hiver avait fait le bois à claire-voie, si bien que le Thénardier ne les perdait pas de vue, tout en restant assez loin. De temps en temps l'homme se retournait et regardait si on ne le suivait pas. Tout à coup il aperçut Thénardier. Il entra brusquement avec Cosette dans un taillis où ils pouvaient tous deux disparaître.
– Diantre! dit le Thénardier.
Et il doubla le pas.
L'épaisseur du fourré l'avait forcé de se rapprocher d'eux. Quand l'homme fut au plus épais, il se retourna. Thénardier eut beau se cacher dans les branches; il ne put faire que l'homme ne le vît pas. L'homme lui jeta un coup d'œil inquiet, puis hocha la tête et reprit sa route. L'aubergiste se remit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout à coup l'homme se retourna encore. Il aperçut l'aubergiste. Cette fois il le regarda d'un air si sombre que le Thénardier jugea «inutile» d'aller plus loin. Thénardier rebroussa chemin.
Chapitre XI Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la loterie
Jean Valjean n'était pas mort [71].
En tombant à la mer, ou plutôt en s'y jetant, il était, comme on l'a vu, sans fers. Il nagea entre deux eaux jusque sous un navire au mouillage, auquel était amarrée une embarcation. Il trouva moyen de se cacher dans cette embarcation jusqu'au soir. À la nuit, il se jeta de nouveau à la nage, et atteignit la côte à peu de distance du cap Brun. Là, comme ce n'était pas l'argent qui lui manquait, il put se procurer des vêtements. Une guinguette aux environs de Balaguier était alors le vestiaire des forçats évadés, spécialité lucrative. Puis, Jean Valjean, comme tous ces tristes fugitifs qui tâchent de dépister le guet de la loi et la fatalité sociale, suivit un itinéraire obscur et ondulant. Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. Fuite tâtonnante et inquiète, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. On a pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l'Ain sur le territoire de Civrieux, dans les Pyrénées, à Accons au lieu dit la Grange-de -Doumecq, près du hameau de Chavailles, et dans les environs de Périgueux, à Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet. Il gagna Paris. On vient de le voir à Montfermeil.
Son premier soin, en arrivant à Paris, avait été d'acheter des habits de deuil pour une petite fille de sept à huit ans, puis de se procurer un logement. Cela fait, il s'était rendu à Montfermeil.
On se souvient que déjà, lors de sa précédente évasion, il y avait fait, ou dans les environs, un voyage mystérieux dont la justice avait eu quelque lueur.
Du reste on le croyait mort, et cela épaississait l'obscurité qui s'était faite sur lui. À Paris, il lui tomba sous la main un des journaux qui enregistraient le fait. Il se sentit rassuré et presque en paix comme s'il était réellement mort.
Le soir même du jour où Jean Valjean avait tiré Cosette des griffes des Thénardier, il rentrait dans Paris. Il y rentrait à la nuit tombante, avec l'enfant, par la barrière de Monceaux. Là il monta dans un cabriolet qui le conduisit à l'esplanade de l'Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, prit Cosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, par les rues désertes qui avoisinent l'Ourcine et la Glacière, se dirigèrent vers le boulevard de l'Hôpital.
La journée avait été étrange et remplie d'émotions pour Cosette; on avait mangé derrière des haies du pain et du fromage achetés dans des gargotes isolées, on avait souvent changé de voiture, on avait fait des bouts de chemin à pied, elle ne se plaignait pas, mais elle était fatiguée, et Jean Valjean s'en aperçut à sa main qu'elle tirait davantage en marchant. Il la prit sur son dos; Cosette, sans lâcher Catherine, posa sa tête sur l'épaule de Jean Valjean, et s'y endormit.
Livre quatrième – La masure Gorbeau
Chapitre I Maître Gorbeau
Il y a quarante ans, le promeneur solitaire [72] qui s’aventurait dans les pays perdus de la Salpêtrière, et qui montait par le boulevard jusque vers la barrière d’Italie, arrivait à des endroits où l’on eût pu dire que Paris disparaissait. Ce n’était pas la solitude, il y avait des passants; ce n’était pas la campagne, il y avait des maisons et des rues; ce n’était pas une ville, les rues avaient des ornières comme les grandes routes et l’herbe y poussait; ce n’était pas un village, les maisons étaient trop hautes. Qu’était-ce donc? C’était un lieu habité où il n’y avait personne, c’était un lieu désert où il y avait quelqu’un; c’était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit qu’une forêt, plus morne le jour qu’un cimetière.
C’était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux.
Ce promeneur, s’il se risquait au delà des quatre murs caducs de ce Marché-aux-Chevaux, s’il consentait même à dépasser la rue du Petit-Banquier, après avoir laissé à sa droite un courtil gardé par de hautes murailles, puis un pré où se dressaient des meules de tan pareilles à des huttes de castors gigantesques, puis un enclos encombré de bois de charpente avec des tas de souches, de sciures et de copeaux en haut desquels aboyait un gros chien, puis un long mur bas tout en ruine, avec une petite porte noire et en deuil, chargé de mousses qui s’emplissaient de fleurs au printemps, puis, au plus désert, une affreuse bâtisse décrépite sur laquelle on lisait en grosses lettres: DEFENSE D’AFFICHER, ce promeneur hasardeux atteignait l’angle de la rue des Vignes-Saint-Marcel, latitudes peu connues. Là, près d’une usine et entre deux murs de jardins, on voyait en ce temps-là une masure qui, au premier coup d’œil, semblait petite comme une chaumière et qui en réalité était grande comme une cathédrale. Elle se présentait sur la voie publique de côté, par le pignon; de là son exiguïté apparente. Presque toute la maison était cachée. On n’en apercevait que la porte et une fenêtre.