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Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. L’angle qu’elle faisait avec le pignon du grand bâtiment était rempli, dans sa partie inférieure, d’un massif de maçonnerie de forme triangulaire, probablement destiné à préserver ce trop commode recoin des stations de ces stercoraires qu’on appelle les passants. Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris.

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif l’espace à franchir pour arriver sur le mur n’était guère que de quatorze pieds.

Le mur était surmonté d’une pierre plate sans chevron.

La difficulté était Cosette. Cosette elle, ne savait pas escalader un mur. L’abandonner? Jean Valjean n’y songeait pas. L’emporter était impossible. Toutes les forces d’un homme lui sont nécessaires pour mener à bien ces étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait.

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’en avait pas. Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau? Certes, en cet instant-là, si Jean Valjean avait eu un royaume, il l’eût donné pour une corde [87].

Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent.

Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot.

À cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-même était protégée jusqu’à une certaine hauteur par un étui de métal.

Jean Valjean, avec l’énergie d’une lutte suprême, franchit la rue d’un bond, entra dans le cul-de-sac, fit sauter le pêne de la petite armoire avec la pointe de son couteau, et un instant après il était revenu près de Cosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, ces sombres trouveurs d’expédients, aux prises avec la fatalité.

Nous avons expliqué que les réverbères n’avaient pas été allumés cette nuit-là. La lanterne du cul-de-sac Genrot se trouvait donc naturellement éteinte comme les autres, et l’on pouvait passer à côté sans même remarquer qu’elle n’était plus à sa place.

Cependant l’heure, le lieu, l’obscurité, la préoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allées et venues, tout cela commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. On entendait toujours de plus en plus distinctement le bruit de la patrouille qui approchait.

– Père, dit-elle tout bas, j’ai peur. Qu’est-ce qui vient donc là?

– Chut! répondit le malheureux homme. C’est la Thénardier.

Cosette tressaillit. Il ajouta:

– Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures, la Thénardier te guette. Elle vient pour te ravoir.

Alors, sans se hâter, mais sans s’y reprendre à deux fois pour rien, avec une précision ferme et brève, d’autant plus remarquable en un pareil moment que la patrouille et Javert pouvaient survenir d’un instant à l’autre, il défit sa cravate, la passa autour du corps de Cosette sous les aisselles en ayant soin qu’elle ne pût blesser l’enfant, rattacha cette cravate à un bout de la corde au moyen de ce nœud que les gens de mer appellent nœud d’hirondelle, prit l’autre bout de cette corde dans ses dents, ôta ses souliers et ses bas qu’il jeta pardessus la muraille, monta sur le massif de maçonnerie, et commença à s’élever dans l’angle du mur et du pignon avec autant de solidité et de certitude que s’il eût eu des échelons sous les talons et sous les coudes. Une demi-minute ne s’était pas écoulée qu’il était à genoux sur le mur.

Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l’avaient glacée.

Tout à coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui criait, tout en restant très basse:

– Adosse-toi au mur.

Elle obéit.

– Ne dis pas un mot et n’aie pas peur, reprit Jean Valjean.

Et elle se sentit enlever de terre.

Avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était au haut de la muraille.

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu’au pan coupé. Comme il l’avait deviné, il y avait là une bâtisse dont le toit partait du haut de la clôture en bois et descendait fort près de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleurant le tilleul.

Circonstance heureuse, car la muraille était beaucoup plus haute de ce côté que du côté de la rue. Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément.

Il venait d’arriver au plan incliné du toit et n’avait pas encore lâché la crête de la muraille lorsqu’un hourvari violent annonça l’arrivée de la patrouille. On entendit la voix tonnante de Javert:

– Fouillez le cul-de-sac! La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. Je réponds qu’il est dans le cul-de-sac!

Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot.

Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta à terre. Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé. Elle avait les mains un peu écorchées.

Chapitre VI Commencement d'une énigme

Jean Valjean se trouvait dans une espèce de jardin fort vaste et d’un aspect singulier; un de ces jardins tristes qui semblent faits pour être regardés l’hiver et la nuit. Ce jardin était d’une forme oblongue, avec une allée de grands peupliers au fond, des futaies assez hautes dans les coins, et un espace sans ombre au milieu, où l’on distinguait un très grand arbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus et hérissés comme de grosses broussailles, des carrés de légumes, une melonnière dont les cloches brillaient à la lune, et un vieux puisard [88]. Il y avait çà et là des bancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées étaient bordées de petits arbustes sombres, et toutes droites. L’herbe en envahissait la moitié et une moisissure verte couvrait le reste.

Jean Valjean avait à côté de lui la bâtisse dont le toit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, et derrière les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dont la face mutilée n’était plus qu’un masque informe qui apparaissait vaguement dans l’obscurité.

La bâtisse était une sorte de ruine où l’on distinguait des chambres démantelées dont une, tout encombrée, semblait servir de hangar.

Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour sur la petite rue Picpus développait sur ce jardin deux façades en équerre. Ces façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors. Toutes les fenêtres étaient grillées. On n’y entrevoyait aucune lumière. Aux étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons. L’une de ces façades projetait sur l’autre son ombre qui retombait sur le jardin comme un immense drap noir.

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[87] Écho de la formule du Richard III de Shakespeare: «Mon royaume pour un cheval!»

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[88] Tous ces détails rappellent le jardin des Feuillantines; «[…] une immense allée gazonnée, au fond une superbe allée de marronniers, dans un coin un puisard desséché, assez escarpé et profond […]. Des fouillis de broussailles, toutes sortes de coins, […].» (Victor Hugo raconté…, ouv. cit., p. 127.)