Il continua:
– Je me suis dit: la lune est claire, il va geler. Si je mettais à mes melons leurs carricks? Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant! Mais comment donc êtes-vous ici?
Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n'avançait plus qu'avec précaution. Il multipliait les questions. Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. C'était lui, intrus, qui interrogeait.
– Et qu'est-ce que c'est que cette sonnette que vous avez au genou?
– Ça? répondit Fauchelevent, c'est pour qu'on m'évite.
– Comment! pour qu'on vous évite?
Le vieux Fauchelevent cligna de l'œil d'un air inexprimable.
– Ah dame! il n'y a que des femmes dans cette maison-ci; beaucoup de jeunes filles. Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s'en vont.
– Qu'est-ce que c'est que cette maison-ci?
– Tiens! vous savez bien.
– Mais non, je ne sais pas.
– Puisque vous m'y avez fait placer jardinier!
– Répondez-moi comme si je ne savais rien.
– Eh bien, c'est le couvent du Petit-Picpus donc!
Les souvenirs revenaient à Jean Valjean [90]. Le hasard, c'est-à-dire la providence, l'avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. Il répéta comme se parlant à lui-même:
– Le couvent du Petit-Picpus!
– Ah çà mais, au fait, reprit Fauchelevent, comment diable avez-vous fait pour y entrer, vous, père Madeleine? Vous avez beau être un saint, vous êtes un homme, et il n'entre pas d'hommes ici.
– Vous y êtes bien.
– Il n'y a que moi.
– Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j'y reste.
– Ah mon Dieu! s'écria Fauchelevent.
Jean Valjean s'approcha du vieillard et lui dit d'une voix grave:
– Père Fauchelevent, je vous ai sauvé la vie.
– C'est moi qui m'en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent.
– Eh bien, vous pouvez faire aujourd'hui pour moi ce que j'ai fait autrefois pour vous.
Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridées et tremblantes les deux robustes mains de Jean Valjean, et fut quelques secondes comme s'il ne pouvait parler. Enfin il s'écria:
– Oh! ce serait une bénédiction du bon Dieu si je pouvais vous rendre un peu cela! Moi! vous sauver la vie! Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme!
Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage.
– Que voulez-vous que je fasse? reprit-il.
– Je vous expliquerai cela. Vous avez une chambre?
– J'ai une baraque isolée, là, derrière la ruine du vieux couvent, dans un recoin que personne ne voit. Il y a trois chambres.
La baraque était en effet si bien cachée derrière la ruine et si bien disposée pour que personne ne la vît, que Jean Valjean ne l'avait pas vue.
– Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses.
– Lesquelles, monsieur le maire?
– Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi. Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage.
– Comme vous voudrez. Je sais que vous ne pouvez rien faire que d'honnête et que vous avez toujours été un homme du bon Dieu. Et puis d'ailleurs, c'est vous qui m'avez mis ici. Ça vous regarde. Je suis à vous.
– C'est dit. À présent, venez avec moi. Nous allons chercher l'enfant.
– Ah! dit Fauchelevent. Il y a un enfant!
Il n'ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme un chien suit son maître.
Moins d'une demi-heure après, Cosette, redevenue rose à la flamme d'un bon feu, dormait dans le lit du vieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote; le chapeau lancé par-dessus le mur avait été retrouvé et ramassé; pendant que Jean Valjean endossait sa redingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui maintenant, accrochée à un clou près d'une hotte, ornait le mur. Les deux hommes se chauffaient accoudés sur une table où Fauchelevent avait posé un morceau de fromage, du pain bis, une bouteille de vin et deux verres, et le vieux disait à Jean Valjean en lui posant la main sur le genou:
– Ah! père Madeleine! vous ne m'avez pas reconnu tout de suite! Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez! Oh! c'est mal! eux ils se souviennent de vous! vous êtes un ingrat!
Chapitre X Où il est expliqué comment Javert a fait buisson creux
Les événements dont nous venons de voir, pour ainsi dire, l’envers, s’étaient accomplis dans les conditions les plus simples.
Lorsque Jean Valjean, dans la nuit même du jour où Javert l’arrêta près du lit de mort de Fantine, s’échappa de la prison municipale de Montreuil-sur-Mer, la police supposa que le forçat évadé avait dû se diriger vers Paris. Paris est un maelström où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer. Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. Les fugitifs de toute espèce le savent. Ils vont à Paris comme à un engloutissement; il y a des engloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c’est à Paris qu’elle cherche ce qu’elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l’ex-maire de Montreuil-sur-Mer. Javert fut appelé à Paris afin d’éclairer les perquisitions. Javert en effet aida puissamment à reprendre Jean Valjean. Le zèle et l’intelligence de Javert en cette occasion furent remarqués de Mr Chabouillet, secrétaire de la préfecture sous le comte Anglès. Mr Chabouillet, qui du reste avait déjà protégé Javert, fit attacher l’inspecteur de Montreuil-sur-Mer à la police de Paris. Là Javert se rendit diversement et, disons-le, quoique le mot semble inattendu pour de pareils services, honorablement utile.
Il ne songeait plus à Jean Valjean, – à ces chiens toujours en chasse, le loup d’aujourd’hui fait oublier le loup d’hier, – lorsqu’en décembre 1823 il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux; mais Javert, homme monarchique, avait tenu à savoir les détails de l’entrée triomphale du «prince généralissime» à Bayonne. Comme il achevait l’article qui l’intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d’une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n’en douta pas. Il se borna à dire: c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus.
Quelque temps après il arriva qu’une note de police fut transmise par la préfecture de Seine-et-Oise à la préfecture de police de Paris sur l’enlèvement d’un enfant, qui avait eu lieu, disait-on, avec des circonstances particulières, dans la commune de Montfermeil. Une petite fille de sept à huit ans, disait la note, qui avait été confiée par sa mère à un aubergiste du pays, avait été volée par un inconnu; cette petite répondait au nom de Cosette et était l’enfant d’une fille nommée Fantine, morte à l’hôpital, on ne savait quand ni où. Cette note passa sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur.