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Le nom de Fantine lui était bien connu. Il se souvenait que Jean Valjean l’avait fait éclater de rire, lui Javert, en lui demandant un répit de trois jours pour aller chercher l’enfant de cette créature. Il se rappela que Jean Valjean avait été arrêté à Paris au moment où il montait dans la voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient même fait songer à cette époque que c’était la seconde fois qu’il montait dans cette voiture, et qu’il avait déjà, la veille, fait une première excursion aux environs de ce village, car on ne l’avait point vu dans le village même. Qu’allait-il faire dans ce pays de Montfermeil? on ne l’avait pu deviner. Javert le comprenait maintenant. La fille de Fantine s’y trouvait. Jean Valjean l’allait chercher. Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. Quel pouvait être cet inconnu? Serait-ce Jean Valjean? mais Jean Valjean était mort. Javert, sans rien dire à personne, prit le coucou du Plat d’étain, cul-de-sac de la Planchette, et fit le voyage de Montfermeil.

Il s’attendait à trouver là un grand éclaircissement; il y trouva une grande obscurité.

Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient jasé. La disparition de l’Alouette avait fait bruit dans le village. Il y avait eu tout de suite plusieurs versions de l’histoire qui avait fini par être un vol d’enfant. De là, la note de police. Cependant, la première humeur passée, le Thénardier, avec son admirable instinct, avait très vite compris qu’il n’est jamais utile d’émouvoir monsieur le procureur du roi, et que ses plaintes à propos de l’enlèvement de Cosette auraient pour premier résultat de fixer sur lui, Thénardier, et sur beaucoup d’affaires troubles qu’il avait, l’étincelante prunelle de la justice. La première chose que les hiboux ne veulent pas, c’est qu’on leur apporte une chandelle. Et d’abord, comment se tirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reçus? Il tourna court, mit un bâillon à sa femme, et fit l’étonné quand on lui parlait de l’enfant volé. Il n’y comprenait rien; sans doute il s’était plaint dans le moment de ce qu’on lui «enlevait» si vite cette chère petite; il eût voulu par tendresse la garder encore deux ou trois jours; mais c’était son «grand-père» qui était venu la chercher le plus naturellement du monde. Il avait ajouté le grand-père, qui faisait bien. Ce fut sur cette histoire que Javert tomba en arrivant à Montfermeil. Le grand-père faisait évanouir Jean Valjean.

Javert pourtant enfonça quelques questions, comme des sondes, dans l’histoire de Thénardier. – Qu’était-ce que ce grand-père, et comment s’appelait-il? – Thénardier répondit avec simplicité: – C’est un riche cultivateur. J’ai vu son passeport. Je crois qu’il s’appelle Mr Guillaume Lambert.

Lambert est un nom bonhomme et très rassurant. Javert s’en revint à Paris.

– Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un jobard.

Il recommençait à oublier toute cette histoire, lorsque, dans le courant de mars 1824, il entendit parler d’un personnage bizarre qui habitait sur la paroisse de Saint-Médard et qu’on surnommait «le mendiant qui fait l’aumône». Ce personnage était, disait-on, un rentier dont personne ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille de huit ans, laquelle ne savait rien elle-même sinon qu’elle venait de Montfermeil. Montfermeil! ce nom revenait toujours, et fit dresser l’oreille à Javert. Un vieux mendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce personnage faisait la charité, ajoutait quelques autres détails. – Ce rentier était un être très farouche, – ne sortant jamais que le soir, – ne parlant à personne, – qu’aux pauvres quelquefois, – et ne se laissant pas approcher. Il portait une horrible vieille redingote jaune qui valait plusieurs millions, étant toute cousue de billets de banque. – Ceci piqua décidément la curiosité de Javert. Afin de voir ce rentier fantastique de très près sans l’effaroucher, il emprunta un jour au bedeau sa défroque et la place où le vieux mouchard s’accroupissait tous les soirs en nasillant des oraisons et en espionnant à travers la prière.

«L’individu suspect» vint en effet à Javert ainsi travesti, et lui fit l’aumône. En ce moment Javert leva la tête, et la secousse que reçut Jean Valjean en croyant reconnaître Javert, Javert la reçut en croyant reconnaître Jean Valjean.

Cependant l’obscurité avait pu le tromper; la mort de Jean Valjean était officielle; il restait à Javert des doutes, et des doutes graves; et dans le doute Javert, l’homme du scrupule, ne mettait la main au collet de personne.

Il suivit son homme jusqu’à la masure Gorbeau, et fit parler «la vieille», ce qui n’était pas malaisé. La vieille lui confirma le fait de la redingote doublée de millions, et lui conta l’épisode du billet de mille francs. Elle avait vu! elle avait touché! Javert loua une chambre. Le soir même il s’y installa. Il vint écouter à la porte du locataire mystérieux, espérant entendre le son de sa voix, mais Jean Valjean aperçut sa chandelle à travers la serrure et déjoua l’espion en gardant le silence.

Le lendemain Jean Valjean décampait. Mais le bruit de la pièce de cinq francs qu’il laissa tomber fut remarqué de la vieille qui, entendant remuer de l’argent, songea qu’on allait déménager et se hâta de prévenir Javert. À la nuit, lorsque Jean Valjean sortit, Javert l’attendait derrière les arbres du boulevard avec deux hommes.

Javert avait réclamé main-forte à la préfecture, mais il n’avait pas dit le nom de l’individu qu’il espérait saisir. C’était son secret; et il l’avait gardé pour trois raisons: d’abord, parce que la moindre indiscrétion pouvait donner l’éveil à Jean Valjean; ensuite, parce que mettre la main sur un vieux forçat évadé et réputé mort, sur un condamné que les notes de justice avaient jadis classé à jamais parmi les malfaiteurs de l’espèce la plus dangereuse, c’était un magnifique succès que les anciens de la police parisienne ne laisseraient certainement pas à un nouveau venu comme Javert, et qu’il craignait qu’on ne lui prît son galérien; enfin, parce que Javert, étant un artiste, avait le goût de l’imprévu. Il haïssait ces succès annoncés qu’on déflore en en parlant longtemps d’avance. Il tenait à élaborer ses chefs-d’œuvre dans l’ombre et à les dévoiler ensuite brusquement.

Javert avait suivi Jean Valjean d’arbre en arbre, puis de coin de rue en coin de rue, et ne l’avait pas perdu de vue un seul instant. Même dans les moments où Jean Valjean se croyait le plus en sûreté, l’œil de Javert était sur lui.

Pourquoi Javert n’arrêtait-il pas Jean Valjean? c’est qu’il doutait encore.

Il faut se souvenir qu’à cette époque la police n’était pas précisément à son aise; la presse libre la gênait. Quelques arrestations arbitraires, dénoncées par les journaux, avaient retenti jusqu’aux chambres, et rendu la préfecture timide. Attenter à la liberté individuelle était un fait grave. Les agents craignaient de se tromper; le préfet s’en prenait à eux; une erreur, c’était la destitution. Se figure-t-on l’effet qu’eût fait dans Paris ce bref entrefilet reproduit par vingt journaux: – Hier, un vieux grand-père en cheveux blancs, rentier respectable, qui se promenait avec sa petite-fille âgée de huit ans, a été arrêté et conduit au Dépôt de la Préfecture comme forçat évadé!

Répétons en outre que Javert avait ses scrupules à lui; les recommandations de sa conscience s’ajoutaient aux recommandations du préfet. Il doutait réellement.

Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l’obscurité.