Pris en soi, et idéalement, et pour tourner autour de la vérité jusqu'à épuisement impartial de tous les aspects, le monastère, le couvent de femmes surtout, car dans notre société c'est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil du cloître il y a de la protestation, le couvent de femmes a incontestablement une certaine majesté.
Cette existence claustrale si austère et si morne, dont nous venons d'indiquer quelques linéaments, ce n'est pas la vie, car ce n'est pas la liberté; ce n'est pas la tombe, car ce n'est pas la plénitude; c'est le lieu étrange d'où l'on aperçoit, comme de la crête d'une haute montagne, d'un côté l'abîme où nous sommes, de l'autre l'abîme où nous serons; c'est une frontière étroite et brumeuse séparant deux mondes, éclairée et obscurcie par les deux à la fois, où le rayon affaibli de la vie se mêle au rayon vague de la mort; c'est la pénombre du tombeau.
Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n'avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d'envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n'est pas ouvert, tournées vers la clarté qu'on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu'elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l'inconnu, l'œil fixé sur l'obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l'éternité.
Livre huitième – Les cimetières prennent ce qu'on leur donne
Chapitre I Où il est traité de la manière d'entrer au couvent
C’est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, «tombé du ciel».
Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantant matines; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité, c’était la chapelle; ce fantôme qu’il avait vu étendu à terre, c’était la sœur faisant la réparation; ce grelot dont le bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot du jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.
Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupé d’un verre de vin et d’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant; puis, le seul lit qu’il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette, ils s’étaient jetés chacun sur une botte de paille. Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit: – Il faut désormais que je reste ici. – Cette parole avait trotté toute la nuit dans la tête de Fauchelevent.
À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi.
Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s’ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l’avait échoué dans ce cloître, Jean Valjean n’avait plus qu’une pensée, y rester. Or, pour un malheureux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereux et le plus sûr; le plus dangereux, car, aucun homme ne pouvant y pénétrer, si on l’y découvrait, c’était un flagrant délit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent à la prison; le plus sûr, car si l’on parvenait à s’y faire accepter et à y demeurer, qui viendrait vous chercher là? Habiter un lieu impossible, c’était le salut.
De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien. Comment Mr Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il y avait? Des murs de cloître ne s’enjambent pas. Comment s’y trouvait-il avec un enfant? On n’escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. Qu’était-ce que cet enfant? D’où venaient-ils tous les deux? Depuis que Fauchelevent était dans le couvent, il n’avait plus entendu parler de Montreuil-sur-Mer, et il ne savait rien de ce qui s’était passé. Le père Madeleine avait cet air qui décourage les questions; et d’ailleurs Fauchelevent se disait: On ne questionne pas un saint. Mr Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige. Seulement, de quelques mots échappés à Jean Valjean, le jardinier crut pouvoir conclure que Mr Madeleine avait probablement fait faillite par la dureté des temps, et qu’il était poursuivi par ses créanciers; ou bien qu’il était compromis dans une affaire politique et qu’il se cachait; ce qui ne déplut point à Fauchelevent, lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord, avait un vieux fond bonapartiste. Se cachant, Mr Madeleine avait pris le couvent pour asile, et il était simple qu’il voulût y rester. Mais l’inexplicable, où Fauchelevent revenait toujours et où il se cassait la tête, c’était que Mr Madeleine fût là, et qu’il y fût avec cette petite. Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n’y croyait pas. L’incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent était à tâtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci: Mr Madeleine m’a sauvé la vie. Cette certitude unique suffisait, et le détermina. Il se dit à part lui: C’est mon tour. Il ajouta dans sa conscience: Mr Madeleine n’a pas tant délibéré quand il s’est agi de se fourrer sous la voiture pour m’en tirer. Il décida qu’il sauverait Mr Madeleine.
Il se fit pourtant diverses questions et diverses réponses: – Après ce qu’il a été pour moi, si c’était un voleur, le sauverais-je? Tout de même. Si c’était un assassin, le sauverais-je? Tout de même. Puisque c’est un saint, le sauverai-je? Tout de même.
Mais le faire rester dans le couvent, quel problème! Devant cette tentative presque chimérique, Fauchelevent ne recula point; ce pauvre paysan picard, sans autre échelle que son dévouement, sa bonne volonté, et un peu de cette vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d’une intention généreuse, entreprit d’escalader les impossibilités du cloître et les rudes escarpements de la règle de saint Benoît. Le père Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait été égoïste, et qui, à la fin de ses jours, boiteux, infirme, n’ayant plus aucun intérêt au monde, trouva doux d’être reconnaissant, et, voyant une vertueuse action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’un bon vin dont il n’aurait jamais goûté et le boirait avidement. On peut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire une bonne action quelconque.
Il prit donc sa résolution: se dévouer à Mr Madeleine.
Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. La qualification est juste, mais incomplète. Au point de cette histoire où nous sommes, un peu de physiologie du père Fauchelevent devient utile. Il était paysan, mais il avait été tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de la pénétration à sa naïveté. Ayant, pour des causes diverses, échoué dans ses affaires, de tabellion il était tombé charretier et manœuvre. Mais, en dépit des jurons et des coups de fouet, nécessaires aux chevaux, à ce qu’il paraît, il était resté du tabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel; il ne disait ni j’ons ni j’avons; il causait, chose rare au village; et les autres paysans disaient de lui: Il parle quasiment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était en effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger du dernier siècle qualifiait: demi-bourgeois, demi-manant [123]; et que les métaphores tombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier de la roture: un peu rustre, un peu citadin; poivre et sel. Fauchelevent, quoique fort éprouvé et fort usé par le sort, espèce de pauvre vieille âme montrant la corde, était pourtant homme de premier mouvement, et très spontané; qualité précieuse qui empêche qu’on soit jamais mauvais. Ses défauts et ses vices, car il en avait eu, étaient de surface; en somme, sa physionomie était de celles qui réussissent près de l’observateur. Ce vieux visage n’avait aucune de ces fâcheuses rides du haut du front qui signifient méchanceté ou bêtise.