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– Que personne ne me voie. Tout est là, père Fauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosette dans une hotte et sous une bâche.

Fauchelevent se grattait le bas de l’oreille avec le médium de la main gauche, signe de sérieux embarras.

Une troisième sonnerie fit diversion.

– Voici le médecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. Il a regardé, et dit: elle est morte, c’est bon. Quand le médecin a visé le passeport pour le paradis, les pompes funèbres envoient une bière. Si c’est une mère, les mères l’ensevelissent; si c’est une sœur, les sœurs l’ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l’église qui communique à la rue et où pas un homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporte une boîte où il n’y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c’est qu’un enterrement. De profundis.

Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie qui entrouvrait vaguement la bouche, et avait l’air d’un ange buvant de la lumière. Jean Valjean s’était mis à la regarder. Il n’écoutait plus Fauchelevent.

N’être pas écouté, ce n’est pas une raison pour se taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement son rabâchage:

– On fait la fosse au cimetière Vaugirard. On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard. C’est un ancien cimetière qui est en dehors des règlements, qui n’a pas l’uniforme, et qui va prendre sa retraite. C’est dommage, car il est commode. J’ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d’ici ont un privilège, c’est d’être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que d’événements depuis hier! la mère Crucifixion est morte, et le père Madeleine…

– Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement.

Fauchelevent fit ricocher le mot.

– Dame! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable enterrement.

Une quatrième sonnerie éclata. Fauchelevent détacha vivement du clou la genouillère à grelot et la reboucla à son genou.

– Cette fois, c’est moi. La mère prieure me demande. Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a là le vin, le pain et le fromage.

Et il sortit de la cahute en disant: On y va! on y va!

Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de côté ses melonnières.

Moins de dix minutes après, le père Fauchelevent, dont le grelot mettait sur son passage les religieuses en déroute, frappait un petit coup à une porte, et une voix douce répondait: À jamais. À jamais, c’est-à-dire: Entrez.

Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins du service. Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent.

Chapitre II Fauchelevent en présence de la difficulté

Avoir l'air agité et grave, cela est particulier, dans les occasions critiques, à de certains caractères et à de certaines professions, notamment aux prêtres et aux religieux. Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie.

Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. La prieure, qui égrenait son rosaire, leva les yeux et dit:

– Ah! c'est vous, père Fauvent.

Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent.

Fauchelevent recommença son salut.

– Père Fauvent, je vous ai fait appeler.

– Me voici, révérende mère.

– J'ai à vous parler.

– Et moi, de mon côté, dit Fauchelevent avec une hardiesse dont il avait peur intérieurement, j'ai quelque chose à dire à la très révérende mère.

La prieure le regarda.

– Ah! vous avez une communication à me faire.

– Une prière.

– Eh bien, parlez.

Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait à la catégorie des paysans qui ont de l'aplomb. Une certaine ignorance habile est une force; on ne s'en défie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu'il habitait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la communauté. Toujours solitaire, et tout en vaquant à son jardinage, il n'avait guère autre chose à faire que d'être curieux. À distance comme il était de toutes ces femmes voilées allant et venant, il ne voyait guère devant lui qu'une agitation d'ombres. À force d'attention et de pénétration, il était parvenu à remettre de la chair dans tous ces fantômes, et ces mortes vivaient pour lui. Il était comme un sourd dont la vue s'allonge et comme un aveugle dont l'ouïe s'aiguise. Il s'était appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il y était arrivé, de sorte que ce cloître énigmatique et taciturne n'avait rien de caché pour lui; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets à l'oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C'était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion. Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. C'était un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion d'allures lui était comptée. Il n'en avait pas moins fait jaser deux hommes; au couvent, le portier, et il savait les particularités du parloir; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singularités de la sépulture; de la sorte, il avait, à l'endroit de ces religieuses, une double lumière, l'une sur la vie, l'autre sur la mort. Mais il n'abusait de rien. La congrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n'y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités! On l'eût difficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l'assurance de celui qui se sent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il parla longuement de son âge, de ses infirmités, de la surcharge des années comptant double désormais pour lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits à passer, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettre des paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finit par aboutir à ceci: qu'il avait un frère, – (la prieure fit un mouvement) – un frère point jeune, – (second mouvement de la prieure, mais mouvement rassuré) – que, si on le voulait bien, ce frère pourrait venir loger avec lui et l'aider, qu'il était excellent jardinier, que la communauté en tirerait de bons services, meilleurs que les siens à lui; – que, autrement, si l'on n'admettait point son frère, comme, lui, l'aîné, il se sentait cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du regret, obligé de s'en aller; – et que son frère avait une petite fille qu'il amènerait avec lui, qui s'élèverait en Dieu dans la maison, et qui peut-être, qui sait? ferait une religieuse un jour.