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Louis XVIII rentra dans Paris. Les danses en rond du 8 juillet effacèrent les enthousiasmes du 20 mars. Le Corse devint l'antithèse du Béarnais. Le drapeau du dôme des Tuileries fut blanc. L'exil trôna. La table de sapin de Hartwell prit place devant le fauteuil fleurdelysé de Louis XIV. On parla de Bouvines et de Fontenoy comme d'hier, Austerlitz ayant vieilli. L'autel et le trône fraternisèrent majestueusement. Une des formes les plus incontestées du salut de la société au dix-neuvième siècle s'établit sur la France et sur le continent. L'Europe prit la cocarde blanche. Trestaillon [33] fut célèbre. La devise non pluribus impar [34] reparut dans des rayons de pierre figurant un soleil sur la façade de la caserne du quai d'Orsay. Où il y avait eu une garde impériale, il y eut une maison rouge. L'arc du carrousel, tout chargé de victoires mal portées, dépaysé dans ces nouveautés, un peu honteux peut-être de Marengo et d'Arcole, se tira d'affaire avec la statue du duc d'Angoulême. Le cimetière de la Madeleine, redoutable fosse commune de 93, se couvrit de marbre et de jaspe, les os de Louis XVI et de Marie-Antoinette étant dans cette poussière. Dans le fossé de Vincennes, un cippe sépulcral sortit de terre, rappelant que le duc d'Enghien était mort dans le mois même où Napoléon avait été couronné. Le pape Pie VII, qui avait fait ce sacre très près de cette mort, bénit tranquillement la chute comme il avait béni l'élévation. Il y eut à Schoenbrunn une petite ombre âgée de quatre ans qu'il fut séditieux d'appeler le roi de Rome. Et ces choses se sont faites, et ces rois ont repris leurs trônes, et le maître de l'Europe a été mis dans une cage, et l'ancien régime est devenu le nouveau, et toute l'ombre et toute la lumière de la terre ont changé de place, parce que, dans l'après-midi d'un jour d'été, un pâtre a dit à un Prussien dans un bois: passez par ici et non par là!

Ce 1815 fut une sorte d'avril lugubre. Les vieilles réalités malsaines et vénéneuses se couvrirent d'apparences neuves. Le mensonge épousa 1789, le droit divin se masqua d'une charte, les fictions se firent constitutionnelles, les préjugés, les superstitions et les arrière-pensées, avec l'article 14 [35] au cœur, se vernirent de libéralisme. Changement de peau des serpents.

L'homme avait été à la fois agrandi et amoindri par Napoléon. L'idéal, sous ce règne de la matière splendide, avait reçu le nom étrange d'idéologie. Grave imprudence d'un grand homme, tourner en dérision l'avenir. Les peuples cependant, cette chair à canon si amoureuse du canonnier, le cherchaient des yeux. Où est-il? Que fait-il? Napoléon est mort, disait un passant à un invalide de Marengo et de Waterloo. – Lui mort! s'écria ce soldat, vous le connaissez bien! Les imaginations déifiaient cet homme terrassé. Le fond de l'Europe, après Waterloo, fut ténébreux. Quelque chose d'énorme resta longtemps vide par l'évanouissement de Napoléon.

Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en profita pour se reformer. Il y eut une Sainte-Alliance. Belle-Alliance, avait dit d'avance le champ fatal de Waterloo.

En présence et en face de cette antique Europe refaite, les linéaments d'une France nouvelle s'ébauchèrent. L'avenir, raillé par l'empereur, fit son entrée. Il avait sur le front cette étoile, Liberté. Les yeux ardents des jeunes générations se tournèrent vers lui. Chose singulière, on s'éprit en même temps de cet avenir, Liberté, et de ce passé, Napoléon. La défaite avait grandi le vaincu. Bonaparte tombé semblait plus haut que Napoléon debout. Ceux qui avaient triomphé eurent peur. L'Angleterre le fit garder par Hudson Lowe et la France le fit guetter par Montchenu. Ses bras croisés devinrent l'inquiétude des trônes. Alexandre le nommait: mon insomnie. Cet effroi venait de la quantité de révolution qu'il avait en lui. C'est ce qui explique et excuse le libéralisme bonapartiste. Ce fantôme donnait le tremblement au vieux monde. Les rois régnèrent mal à leur aise, avec le rocher de Sainte-Hélène à l'horizon.

Pendant que Napoléon agonisait à Longwood, les soixante mille hommes tombés dans le champ de Waterloo pourrirent tranquillement, et quelque chose de leur paix se répandit dans le monde [36]. Le congrès de Vienne en fit les traités de 1815, et l'Europe nomma cela la restauration.

Voilà ce que c'est que Waterloo.

Mais qu'importe à l'infini? Toute cette tempête, tout ce nuage, cette guerre, puis cette paix, toute cette ombre, ne troubla pas un moment la lueur de l'œil immense devant lequel un puceron sautant d'un brin d'herbe à l'autre égale l'aigle volant de clocher en clocher aux tours de Notre-Dame [37].

Chapitre XIX Le champ de bataille la nuit

Revenons, c’est une nécessité de ce livre, sur ce fatal champ de bataille.

Le 18 juin 1815, c’était pleine lune. Cette clarté favorisa la poursuite féroce de Blücher, dénonça les traces des fuyards, livra cette masse désastreuse à la cavalerie prussienne acharnée, et aida au massacre. Il y a parfois dans les catastrophes de ces tragiques complaisances de la nuit.

Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont-Saint-Jean resta déserte.

Les Anglais occupèrent le campement des Français, c’est la constatation habituelle de la victoire; coucher dans le lit du vaincu. Ils établirent leur bivouac au delà de Rossomme. Les Prussiens, lâchés sur la déroute, poussèrent en avant. Wellington alla au village de Waterloo rédiger son rapport à lord Bathurst.

Si jamais le sic vos non vobis [38] a été applicable, c’est à coup sûr à ce village de Waterloo. Waterloo n’a rien fait, et est resté à une demi-lieue de l’action. Mont-Saint-Jean a été canonné, Hougomont a été brûlé, Papelotte a été brûlé, Plancenoit a été brûlé, la Haie-Sainte a été prise d’assaut, la Belle-Alliance a vu l’embrasement des deux vainqueurs; on sait à peine ces noms, et Waterloo qui n’a point travaillé dans la bataille en a tout l’honneur.

Nous ne sommes pas de ceux qui flattent la guerre; quand l’occasion s’en présente, nous lui disons ses vérités. La guerre a d’affreuses beautés que nous n’avons point cachées; elle a aussi, convenons-en, quelques laideurs. Une des plus surprenantes, c’est le prompt dépouillement des morts après la victoire. L’aube qui suit une bataille se lève toujours sur des cadavres nus.

Qui fait cela? Qui souille ainsi le triomphe? Quelle est cette hideuse main furtive qui se glisse dans la poche de la victoire? Quels sont ces filous faisant leur coup derrière la gloire? Quelques philosophes, Voltaire entre autres, affirment que ce sont précisément ceux-là qui ont fait la gloire. Ce sont les mêmes, disent-ils, il n’y a pas de rechange, ceux qui sont debout pillent ceux qui sont à terre. Le héros du jour est le vampire de la nuit. On a bien le droit, après tout, de détrousser un peu un cadavre dont on est l’auteur. Quant à nous, nous ne le croyons pas. Cueillir des lauriers et voler les souliers d’un mort, cela nous semble impossible à la même main.

Ce qui est certain, c’est que, d’ordinaire, après les vainqueurs viennent les voleurs. Mais mettons le soldat, surtout le soldat contemporain, hors de cause.

Toute armée a une queue, et c’est là ce qu’il faut accuser. Des êtres chauves-souris, mi-partis brigands et valets, toutes les espèces de vespertilio [39] qu’engendre ce crépuscule qu’on appelle la guerre, des porteurs d’uniformes qui ne combattent pas, de faux malades, des éclopés redoutables, des cantiniers interlopes trottant, quelquefois avec leurs femmes, sur de petites charrettes et volant ce qu’ils revendent, des mendiants s’offrant pour guides aux officiers, des goujats, des maraudeurs, les armées en marche autrefois, – nous ne parlons pas du temps présent [40], – traînaient tout cela, si bien que, dans la langue spéciale, cela s’appelait «les traînards». Aucune armée ni aucune nation n’étaient responsables de ces êtres; ils parlaient italien et suivaient les Allemands; ils parlaient français et suivaient les Anglais. C’est par un de ces misérables, traînard espagnol qui parlait français, que le marquis de Fervacques, trompé par son baragouin picard, et le prenant pour un des nôtres, fut tué en traître et volé sur le champ de bataille même, dans la nuit qui suivit la victoire de Cerisoles. De la maraude naissait le maraud. La détestable maxime: vivre sur l’ennemi, produisait cette lèpre, qu’une forte discipline pouvait seule guérir. Il y a des renommées qui trompent; on ne sait pas toujours pourquoi de certains généraux, grands d’ailleurs, ont été si populaires. Turenne était adoré de ses soldats parce qu’il tolérait le pillage; le mal permis fait partie de la bonté; Turenne était si bon qu’il a laissé mettre à feu et à sang le Palatinat [41]. On voyait à la suite des armées moins ou plus de maraudeurs selon que le chef était plus ou moins sévère. Hoche et Marceau n’avaient point de traînards; Wellington, nous lui rendons volontiers cette justice, en avait peu.

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[33] Surnom de Jacques Dupont, un des chefs de la Terreur Blanche à Nîmes. Victor Hugo avait contribué à répandre sa «gloire» par un article du Conservateur littéraire de 1820.

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[34] Nec pluribus impar était la devise de Louis XIV: «incomparable».

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[35] Cet article avait dans la Charte «octroyée» le rôle de l'article 16 dans notre constitution actuelle.

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[36] Le poème des Châtiments «Aux morts du 4 décembre» (I, 4) était déjà construit sur cette ambiguïté du mot «paix».

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[37] Écho de la proclamation de Napoléon quittant l'île d'Elbe le 25 février 1815: «La victoire marchera au pas de charge; l'Aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame.»

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[38] Début d'une épigramme de Virgile contre un plagiaire où le poète se compare – et s'adresse – à ceux qui travaillent pour d'autres: «Oiseaux, vous édifiez des nids, mais ce n'est pas pour vous…»

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[39] Chauves-souris.

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[40] L'auteur ne s'abstient pas sans quelque ironie de commenter le comportement des armées de Napoléon III. Les Châtiments, eux, disent, violemment, que depuis 1830 l 'armée a perdu, en Algérie, toutes ses traditions d'honneur.

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[41] Le Palatinat ayant été ravagé en 1693, Turenne, mort en 1675, n'y fut pour rien. Mais il est vrai qu'il «tolérait le pillage».