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Chapitre II Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures [80]

L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Il profita de leur hésitation; c'était du temps perdu pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s'était tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les réverbères à cause de la lune.

Il doubla le pas.

En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille inscription:

De Goblet fils c'est ici la fabrique; Venez choisir des cruches et des brocs, Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique. À tout venant le Cœur vend des Carreaux.

Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes. Personne derrière lui. Il respira.

Il gagna le pont d'Austerlitz [81].

Le péage y existait encore à cette époque.

Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.

– C'est deux sous, dit l'invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez pour deux.

Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. Toute fuite doit être un glissement.

Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans l'ombre de cette charrette.

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.

Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui; il y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large espace découvert et éclairé. Il n'hésita pas. Ceux qui le traquaient étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherché, oui; suivi, non.

Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arrière.

Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont d'Austerlitz.

Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.

Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient vers la rive droite.

Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes.

Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.

Il lui restait une espérance; c'est que ces hommes peut-être n'étaient pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient pas aperçu au moment où il avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.

En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était devant lui, s'il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les terrains non bâtis, il pouvait échapper.

Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse. Il y entra.

Chapitre III Voir le plan de Paris de 1727

Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l’une à gauche, l’autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d’un Y [82]. Laquelle choisir?

Il ne balança point, il prit la droite.

Pourquoi?

C’est que la branche gauche allait vers le faubourg, c’est-à-dire vers les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c’est-à-dire vers les lieux déserts.

Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean.

Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot.

Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière lui. Les deux ou trois premières fois qu’il se retourna, il ne vit rien, le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à coup, à un certain instant, s’étant retourné, il lui sembla voir dans la partie de la rue où il venait de passer, loin dans l’obscurité, quelque chose qui bougeait.

Il se précipita en avant, plutôt qu’il ne marcha, espérant trouver quelque ruelle latérale, s’évader par là, et rompre encore une fois sa piste.

Il arriva à un mur.

Ce mur pourtant n’était point une impossibilité d’aller plus loin; c’était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle aboutissait la rue où s’était engagé Jean Valjean.

Ici encore il fallait se décider; prendre à droite ou à gauche.

Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur blanc.

Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l’affluent. C’était de ce côté-là qu’était le salut.

Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de gagner la rue qu’il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à l’angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger, une espèce de statue noire, immobile.

C’était quelqu’un, un homme, qui venait d’être posté là évidemment, et qui, barrant le passage, attendait.

Jean Valjean recula.

Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu’ont transformés de fond en comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns, transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd’hui de grandes rues toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des embarcadères de chemin de fer, une prison, Mazas [83]; le progrès, comme on voit, avec son correctif.

Il y a un demi-siècle, dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine à appeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opéra-Comique Feydeau, l’endroit précis où était parvenu Jean Valjean se nommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus [84], ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé.

Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n’a jamais été qu’une ébauche de quartier, avait presque l’aspect monacal d’une ville espagnole [85]. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.

Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l’avait déjà fort rabroué. L’édilité républicaine l’avait démoli, percé, troué. Des dépôts de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd’hui il est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardé trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean Girin rue Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formé par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s’écartant en deux branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l’Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l’extrémité de la rue Polonceau, avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot.

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[80] Ce chapitre et le suivant datent de l'exil; ils étaient exigés par le «dépaysement» du couvent – voir note 2 du livre suivant.

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[81] V. Hugo néglige de donner au pont son nom monarchique: «pont du Jardin du Roi», comme il l'a lui-même expliqué dans L'Année 1817.

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[82] Ce «Y», imaginé une fois le couvent «dépaysé» sur la rive droite, prend sens par rapport au «A» de Waterloo, commencement d'une histoire dont le couvent, à une lettre près, aurait pu être l'achèvement.

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[83] Triste modernisation de Paris, fondée essentiellement sur des jeux et des prisons. Mazas était bien connue de la famille Hugo puisque c'est là qu'en 1850 les fils Hugo avaient été incarcérés, pour délit de presse.

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[84] Quartier imaginaire où Hugo, en 1862, a transposé point par point la topographie réelle du couvent de la rue Neuve-Sainte-Geneviève décrit en 1847.

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[85] Comme le Besançon du premier poème des Feuilles d'automne! C'est un indice de l'investissement autobiographique dans l'épisode du couvent.