Ainsi assuré et contre-buté, le centre de l'armée anglo-hollandaise était en bonne posture.
Le péril de cette position était la forêt de Soignes, alors contiguë au champ de bataille et coupée par les étangs de Grœnendael et de Boitsfort. Une armée n'eût pu y reculer sans se dissoudre; les régiments s'y fussent tout de suite désagrégés. L'artillerie s'y fût perdue dans les marais. La retraite, selon l'opinion de plusieurs hommes du métier, contestée par d'autres, il est vrai, eût été là un sauve-qui-peut.
Wellington ajouta à ce centre une brigade de Chassé, ôtée à l'aile droite, et une brigade de Wincke, ôtée à l'aile gauche, plus la division Clinton. À ses Anglais, aux régiments de Halkett, à la brigade de Mitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme épaulements et contreforts l'infanterie de Brunswick, le contingent de Nassau, les Hanovriens de Kielmansegge et les Allemands d'Ompteda. Cela lui mit sous la main vingt-six bataillons. L'aile droite, comme dit Charras, fut rabattue derrière le centre. Une batterie énorme était masquée par des sacs à terre à l'endroit où est aujourd'hui ce qu'on appelle «le musée de Waterloo». Wellington avait en outre dans un pli de terrain les dragons-gardes de Somerset, quatorze cents chevaux. C'était l'autre moitié de cette cavalerie anglaise, si justement célèbre. Ponsonby détruit, restait Somerset.
La batterie, qui, achevée, eût été presque une redoute, était disposée derrière un mur de jardin très bas, revêtu à la hâte d'une chemise de sacs de sable et d'un large talus de terre. Cet ouvrage n'était pas fini; on n'avait pas eu le temps de le palissader.
Wellington, inquiet, mais impassible, était à cheval, et y demeura toute la journée dans la même attitude, un peu en avant du vieux moulin de Mont-Saint-Jean, qui existe encore, sous un orme qu'un Anglais, depuis, vandale enthousiaste, a acheté deux cents francs, scié et emporté. Wellington fut là froidement héroïque. Les boulets pleuvaient. L'aide de camp Gordon venait de tomber à côté de lui. Lord Hill, lui montrant un obus qui éclatait, lui dit: – Mylord, quelles sont vos instructions, et quels ordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer? – De faire comme moi, répondit Wellington. À Clinton, il dit laconiquement: – Tenir ici jusqu'au dernier homme. – La journée visiblement tournait mal. Wellington criait à ses anciens compagnons de Talavera, de Vitoria et de Salamanque: – Boys (garçons)! est-ce qu'on peut songer à lâcher pied? pensez à la vieille Angleterre!
Vers quatre heures, la ligne anglaise s'ébranla en arrière. Tout à coup on ne vit plus sur la crête du plateau que l'artillerie et les tirailleurs, le reste disparut; les régiments, chassés par les obus et les boulets français, se replièrent dans le fond que coupe encore aujourd'hui le sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean, un mouvement rétrograde se fit, le front de bataille anglais se déroba, Wellington recula. – Commencement de retraite! cria Napoléon.
Chapitre VII Napoléon de belle humeur
L'empereur, quoique malade et gêné à cheval par une souffrance locale, n'avait jamais été de si bonne humeur que ce jour-là. Depuis le matin, son impénétrabilité souriait. Le 18 juin 1815, cette âme profonde, masquée de marbre, rayonnait aveuglément. L'homme qui avait été sombre à Austerlitz fut gai à Waterloo. Les plus grands prédestinés font de ces contre-sens. Nos joies sont de l'ombre. Le suprême sourire est à Dieu.
Ridet Caesar, Pompeius flebit [11], disaient les légionnaires de la légion Fulminatrix. Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il est certain que César riait.
Dès la veille, la nuit, à une heure, explorant à cheval, sous l'orage et sous la pluie, avec Bertrand, les collines qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la longue ligne des feux anglais illuminant tout l'horizon de Frischemont à Braine-l'Alleud, il lui avait semblé que le destin, assigné par lui à jour fixe sur ce champ de Waterloo, était exact; il avait arrêté son cheval, et était demeuré quelque temps immobile, regardant les éclairs, écoutant le tonnerre, et on avait entendu ce fataliste jeter dans l'ombre cette parole mystérieuse: «Nous sommes d'accord.» Napoléon se trompait. Ils n'étaient plus d'accord.
Il n'avait pas pris une minute de sommeil, tous les instants de cette nuit-là avaient été marqués pour lui par une joie. Il avait parcouru toute la ligne des grand'gardes, en s'arrêtent çà et là pour parler aux vedettes. À deux heures et demie, près du bois d'Hougomont, il avait entendu le pas d'une colonne en marche; il avait cru un moment à la reculade de Wellington. Il avait dit à Bertrand: C'est l'arrière-garde anglaise qui s'ébranle pour décamper. Je ferai prisonniers les six mille Anglais qui viennent d'arriver à Ostende. Il causait avec expansion; il avait retrouvé cette verve du débarquement du 1er mars, quand il montrait au grand-maréchal le paysan enthousiaste du golfe Juan, en s'écriant: – Eh bien, Bertrand, voilà déjà du renfort! La nuit du 17 au 18 juin, il raillait Wellington. – Ce petit Anglais a besoin d'une leçon, disait Napoléon. La pluie redoublait, il tonnait pendant que l'empereur parlait.
À trois heures et demie du matin, il avait perdu une illusion; des officiers envoyés en reconnaissance lui avaient annoncé que l'ennemi ne faisait aucun mouvement. Rien ne bougeait; pas un feu de bivouac n'était éteint. L'armée anglaise dormait. Le silence était profond sur la terre; il n'y avait de bruit que dans le ciel. À quatre heures, un paysan lui avait été amené par les coureurs; ce paysan avait servi de guide à une brigade de cavalerie anglaise, probablement la brigade Vivian, qui allait prendre position au village d'Ohain, à l'extrême gauche. À cinq heures, deux déserteurs belges lui avaient rapporté qu'ils venaient de quitter leur régiment, et que l'armée anglaise attendait la bataille. Tant mieux! s'était écrié Napoléon. J'aime encore mieux les culbuter que les refouler.
Le matin, sur la berge qui fait l'angle du chemin de Plancenoit, il avait mis pied à terre dans la boue, s'était fait apporter de la ferme de Rossomme une table de cuisine et une chaise de paysan, s'était assis, avec une botte de paille pour tapis, et avait déployé sur la table la carte du champ de bataille, en disant à Soult: Joli échiquier!
Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres, empêtrés dans des routes défoncées, n'avaient pu arriver le matin, le soldat n'avait pas dormi, était mouillé, et était à jeun; cela n'avait pas empêché Napoléon de crier allégrement à Ney: Nous avons quatre-vingt-dix chances sur cent. À huit heures, on avait apporté le déjeuner de l'empereur. Il y avait invité plusieurs généraux. Tout en déjeunant, on avait raconté que Wellington était l'avant-veille au bal à Bruxelles, chez la duchesse de Richmond, et Soult, rude homme de guerre avec une figure d'archevêque, avait dit: Le bal, c'est aujourd'hui. L'empereur avait plaisanté Ney qui disait: Wellington ne sera pas assez simple pour attendre Votre Majesté. C'était là d'ailleurs sa manière. Il badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son caractère était une humeur enjouée, dit Gourgaud. Il abondait en plaisanteries, plutôt bizarres que spirituelles, dit Benjamin Constant. Ces gaîtés de géant valent la peine qu'on y insiste. C'est lui qui avait appelé ses grenadiers «les grognards»; il leur pinçait l'oreille, il leur tirait la moustache. L'empereur ne faisait que nous faire des niches; ceci est un mot de l'un d'eux. Pendant le mystérieux trajet de l'île d'Elbe en France, le 27 février, en pleine mer, le brick de guerre français le Zéphir ayant rencontré le brick l'Inconstant où Napoléon était caché et ayant demandé à l'Inconstant des nouvelles de Napoléon, l'empereur, qui avait encore en ce moment-là à son chapeau la cocarde blanche et amarante semée d'abeilles, adoptée par lui à l'île d'Elbe, avait pris en riant le porte-voix et avait répondu lui-même: L'empereur se porte bien. Qui rit de la sorte est en familiarité avec les événements. Napoléon avait eu plusieurs accès de ce rire pendant le déjeuner de Waterloo. Après le déjeuner il s'était recueilli un quart d'heure, puis deux généraux s'étaient assis sur la botte de paille, une plume à la main, une feuille de papier sur le genou, et l'empereur leur avait dicté l'ordre de bataille.
À neuf heures, à l'instant où l'armée française, échelonnée et mise en mouvement sur cinq colonnes, s'était déployée, les divisions sur deux lignes, l'artillerie entre les brigades, musique en tête, battant aux champs, avec les roulements des tambours et les sonneries des trompettes, puissante, vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de bayonnettes [12] sur l'horizon, l'empereur, ému, s'était écrié à deux reprises: Magnifique! magnifique!