La philosophie ne doit pas être un encorbellement bâti sur le mystère pour le regarder à son aise, sans autre résultat que d’être commode à la curiosité.
Pour nous, en ajournant le développement de notre pensée à une autre occasion [121], nous nous bornons à dire que nous ne comprenons ni l’homme comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs: croire et aimer.
Le progrès est le but, l’idéal est le type.
Qu’est-ce que l’idéal? C’est Dieu.
Idéal, absolu, perfection, infini; mots identiques.
Chapitre VIIPrécautions à prendre dans le blâme
L'histoire et la philosophie ont d'éternels devoirs qui sont en même temps des devoirs simples; combattre Caïphe évêque, Dracon juge, Trimalcion législateur, Tibère empereur, cela est clair, direct et limpide, et n'offre aucune obscurité. Mais le droit de vivre à part, même avec ses inconvénients et ses abus, veut être constaté et ménagé. Le cénobitisme est un problème humain.
Lorsqu'on parle des couvents, ces lieux d'erreur, mais d'innocence, d'égarement, mais de bonne volonté, d'ignorance, mais de dévouement, de supplice, mais de martyre, il faut presque toujours dire oui et non.
Un couvent, c'est une contradiction. Pour but, le salut; pour moyen, le sacrifice. Le couvent, c'est le suprême égoïsme ayant pour résultante la suprême abnégation.
Abdiquer pour régner, semble être la devise du monachisme.
Au cloître, on souffre pour jouir. On tire une lettre de change sur la mort. On escompte en nuit terrestre la lumière céleste. Au cloître, l'enfer est accepté en avance d'hoirie sur le paradis.
La prise de voile ou de froc est un suicide payé d'éternité.
Il ne nous parait pas qu'en un pareil sujet la moquerie soit de mise. Tout y est sérieux, le bien comme le mal.
L'homme juste fronce le sourcil, mais ne sourit jamais du mauvais sourire. Nous comprenons la colère, non la malignité.
Chapitre VIII Foi, loi
Encore quelques mots.
Nous blâmons l'Église quand elle est saturée d'intrigue, nous méprisons le spirituel âpre au temporel; mais nous honorons partout l'homme pensif.
Nous saluons qui s'agenouille.
Une foi; c'est là pour l'homme le nécessaire. Malheur à qui ne croit rien!
On n'est pas inoccupé parce qu'on est absorbé. Il y a le labeur visible et le labeur invisible.
Contempler, c'est labourer; penser, c'est agir. Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre.
Thalès resta quatre ans immobile. Il fonda la philosophie.
Pour nous les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants.
Songer à l'Ombre est une chose sérieuse.
Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous croyons qu'un perpétuel souvenir du tombeau convient aux vivants. Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d'accord. Il faut mourir. L'abbé de La Trappe donne la réplique à Horace.
Mêler à sa vie une certaine présence du sépulcre, c'est la loi du sage; et c'est la loi de l'ascète. Sous ce rapport l'ascète et le sage convergent.
Il y a la croissance matérielle; nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale; nous y tenons.
Les esprits irréfléchis et rapides disent:
– À quoi bon ces figures immobiles du côté du mystère? À quoi servent-elles? qu'est-ce qu'elles font?
Hélas! en présence de l'obscurité qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous répondons: Il n'y a pas d'œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces âmes. Et nous ajoutons: Il n'y a peut-être pas de travail plus utile.
Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais.
Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière.
Leibniz priant, cela est grand; Voltaire adorant, cela est beau. Deo erexit Voltaire [122].
Nous sommes pour la religion contre les religions.
Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la sublimité de la prière.
Du reste, dans cette minute que nous traversons, minute qui heureusement ne laissera pas au dix-neuvième siècle sa figure, à cette heure où tant d'hommes ont le front bas et l'âme peu haute, parmi tant de vivants ayant pour morale de jouir, et occupés des choses courtes et difformes de la matière, quiconque s'exile nous semble vénérable. Le monastère est un renoncement. Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice. Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur.
Pris en soi, et idéalement, et pour tourner autour de la vérité jusqu'à épuisement impartial de tous les aspects, le monastère, le couvent de femmes surtout, car dans notre société c'est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil du cloître il y a de la protestation, le couvent de femmes a incontestablement une certaine majesté.
Cette existence claustrale si austère et si morne, dont nous venons d'indiquer quelques linéaments, ce n'est pas la vie, car ce n'est pas la liberté; ce n'est pas la tombe, car ce n'est pas la plénitude; c'est le lieu étrange d'où l'on aperçoit, comme de la crête d'une haute montagne, d'un côté l'abîme où nous sommes, de l'autre l'abîme où nous serons; c'est une frontière étroite et brumeuse séparant deux mondes, éclairée et obscurcie par les deux à la fois, où le rayon affaibli de la vie se mêle au rayon vague de la mort; c'est la pénombre du tombeau.
Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n'avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d'envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n'est pas ouvert, tournées vers la clarté qu'on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu'elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l'inconnu, l'œil fixé sur l'obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l'éternité.
Livre huitième – Les cimetières prennent ce qu'on leur donne
Chapitre I Où il est traité de la manière d'entrer au couvent
C’est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, «tombé du ciel».
Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantant matines; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité, c’était la chapelle; ce fantôme qu’il avait vu étendu à terre, c’était la sœur faisant la réparation; ce grelot dont le bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot du jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.
Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupé d’un verre de vin et d’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant; puis, le seul lit qu’il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette, ils s’étaient jetés chacun sur une botte de paille. Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit: – Il faut désormais que je reste ici. – Cette parole avait trotté toute la nuit dans la tête de Fauchelevent.
À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi.
Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s’ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l’avait échoué dans ce cloître, Jean Valjean n’avait plus qu’une pensée, y rester. Or, pour un malheureux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereux et le plus sûr; le plus dangereux, car, aucun homme ne pouvant y pénétrer, si on l’y découvrait, c’était un flagrant délit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent à la prison; le plus sûr, car si l’on parvenait à s’y faire accepter et à y demeurer, qui viendrait vous chercher là? Habiter un lieu impossible, c’était le salut.