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Le lendemain en effet on entendait deux grelots dans le jardin, et les religieuses ne résistaient pas à soulever un coin de leur voile. On voyait au fond sous les arbres deux hommes bêcher côte à côte, Fauvent et un autre. Événement énorme. Le silence fut rompu jusqu’à s’entre-dire: C’est un aide-jardinier.

Les mères vocales ajoutaient: C’est un frère au père Fauvent.

Jean Valjean en effet était régulièrement installé; il avait la genouillère de cuir, et le grelot; il était désormais officiel. Il s’appelait Ultime Fauchelevent.

La plus forte cause déterminante de l’admission avait été l’observation de la prieure sur Cosette: Elle sera laide.

La prieure, ce pronostic prononcé, prit immédiatement Cosette en amitié, et lui donna place au pensionnat comme élève de charité.

Ceci n’a rien que de très logique. On a beau n’avoir point de miroir au couvent, les femmes ont une conscience pour leur figure; or, les filles qui se sentent jolies se laissent malaisément faire religieuses; la vocation étant assez volontiers en proportion inverse de la beauté, on espère plus des laides que des belles. De là un goût vif pour les laiderons.

Toute cette aventure grandit le bon vieux Fauchelevent; il eut un triple succès; auprès de Jean Valjean qu’il sauva et abrita; auprès du fossoyeur Gribier qui se disait: il m’a épargné l’amende; auprès du couvent qui, grâce à lui, en gardant le cercueil de la mère Crucifixion sous l’autel, éluda César et satisfit Dieu [136]. Il y eut une bière avec cadavre au Petit-Picpus et une bière sans cadavre au cimetière Vaugirard; l’ordre public en fut sans doute profondément troublé, mais ne s’en aperçut pas. Quant au couvent, sa reconnaissance pour Fauchelevent fut grande. Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. À la plus prochaine visite de l’archevêque, la prieure conta la chose à Sa Grandeur, en s’en confessant un peu et en s’en vantant aussi. L’archevêque, au sortir du couvent, en parla, avec applaudissement et tout bas, à Mr de Latil, confesseur de Monsieur, plus tard archevêque de Reims et cardinal. L’admiration pour Fauchelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. Nous avons eu sous les yeux un billet adressé par le pape régnant alors, Léon XII, à un de ses parents, monsignor dans la nonciature de Paris, et nommé comme lui Della Genga; on y lit ces lignes: «Il paraît qu’il y a dans un couvent de Paris un jardinier excellent, qui est un saint homme, appelé Fauvent.» Rien de tout ce triomphe ne parvint jusqu’à Fauchelevent dans sa baraque; il continua de greffer, de sarcler, et de couvrir ses melonnières, sans être au fait de son excellence et de sa sainteté. Il ne se douta pas plus de sa gloire que ne s’en doute un bœuf de Durham ou de Surrey dont le portrait est publié dans l’Illustrated London News avec cette inscription: Bœuf qui a remporté le prix au concours des bêtes à cornes.

Chapitre IX Clôture

Cosette au couvent continua de se taire.

Cosette se croyait tout naturellement la fille de Jean Valjean. Du reste, ne sachant rien, elle ne pouvait rien dire, et puis, dans tous les cas, elle n’aurait rien dit. Nous venons de le faire remarquer, rien ne dresse les enfants au silence comme le malheur. Cosette avait tant souffert qu’elle craignait tout, même de parler, même de respirer. Une parole avait si souvent fait crouler sur elle une avalanche! À peine commençait-elle à se rassurer depuis qu’elle était à Jean Valjean. Elle s’habitua assez vite au couvent. Seulement elle regrettait Catherine, mais elle n’osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit à Jean Valjean:

– Père, si j’avais su, je l’aurais emmenée.

Cosette, en devenant pensionnaire du couvent, dut prendre l’habit des élèves de la maison. Jean Valjean obtint qu’on lui remît les vêtements qu’elle dépouillait. C’était ce même habillement de deuil qu’il lui avait fait revêtir lorsqu’elle avait quitté la gargote Thénardier. Il n’était pas encore très usé. Jean Valjean enferma ces nippes, plus les bas de laine et les souliers, avec force camphre et tous les aromates dont abondent les couvents, dans une petite valise qu’il trouva moyen de se procurer. Il mit cette valise sur une chaise près de son lit, et il en avait toujours la clef sur lui [137]. – Père, lui demanda un jour Cosette, qu’est-ce que c’est donc que cette boîte-là qui sent si bon?

Le père Fauchelevent, outre cette gloire que nous venons de raconter et qu’il ignora, fut récompensé de sa bonne action; d’abord il en fut heureux; puis il eut beaucoup moins de besogne, la partageant. Enfin, comme il aimait beaucoup le tabac, il trouvait à la présence de Mr Madeleine cet avantage qu’il prenait trois fois plus de tabac que par le passé, et d’une manière infiniment plus voluptueuse, attendu que Mr Madeleine le lui payait.

Les religieuses n’adoptèrent point ce nom d’Ultime; elles appelèrent Jean Valjean l’autre Fauvent.

Si ces saintes filles avaient eu quelque chose du regard de Javert, elles auraient pu finir par remarquer que, lorsqu’il y avait quelque course à faire au dehors pour l’entretien du jardin, c’était toujours l’aîné Fauchelevent, le vieux, l’infirme, le bancal, qui sortait, et jamais l’autre; mais, soit que les yeux toujours fixés sur Dieu ne sachent pas espionner, soit qu’elles fussent, de préférence, occupées à se guetter entre elles, elles n’y firent point attention.

Du reste bien en prit à Jean Valjean de se tenir coi et de ne pas bouger. Javert observa le quartier plus d’un grand mois.

Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres. Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. Il y voyait le ciel assez pour être serein et Cosette assez pour être heureux.

Une vie très douce recommença pour lui.

Il habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du fond du jardin [138]. Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait encore en 1845, était composée, comme on sait, de trois chambres, lesquelles étaient toutes nues et n’avaient que les murailles. La principale avait été cédée de force, car Jean Valjean avait résisté en vain, par le père Fauchelevent à Mr Madeleine. Le mur de cette chambre, outre les deux clous destinés à l’accrochement de la genouillère et de la hotte, avait pour ornement un papier-monnaie royaliste de 93 appliqué à la muraille au-dessus de la cheminée et dont voici le fac-similé exact:

Cet assignat vendéen avait été cloué au mur par le précédent jardinier, ancien chouan qui était mort dans le couvent et que Fauchelevent avait remplacé.

Jean Valjean travaillait tous les jours dans le jardin et y était très utile. Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers jardinier. On se rappelle qu’il avait toutes sortes de recettes et de secrets de culture. Il en tira parti. Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons; il les écussonna et leur fit donner d’excellents fruits.

Cosette avait permission de venir tous les jours passer une heure près de lui. Comme les sœurs étaient tristes et qu’il était bon, l’enfant le comparait et l’adorait. À l’heure fixée, elle accourait vers la baraque. Quand elle entrait dans la masure, elle l’emplissait de paradis. Jean Valjean s’épanouissait, et sentait son bonheur s’accroître du bonheur qu’il donnait à Cosette. La joie que nous inspirons a cela de charmant que, loin de s’affaiblir comme tout reflet, elle nous revient plus rayonnante. Aux heures des récréations, Jean Valjean regardait de loin Cosette jouer et courir, et il distinguait son rire du rire des autres.

Car maintenant Cosette riait.

La figure de Cosette en était même jusqu’à un certain point changée. Le sombre en avait disparu. Le rire, c’est le soleil; il chasse l’hiver du visage humain.

La récréation finie, quand Cosette rentrait, Jean Valjean regardait les fenêtres de sa classe, et la nuit il se relevait pour regarder les fenêtres de son dortoir.

Du reste Dieu a ses voies; le couvent contribua, comme Cosette, à maintenir et à compléter dans Jean Valjean l’œuvre de l’évêque. Il est certain qu’un des côtés de la vertu aboutit à l’orgueil. Il y a là un pont bâti par le diable. Jean Valjean était peut-être à son insu assez près de ce côté-là et de ce pont-là, lorsque la providence le jeta dans le couvent du Petit-Picpus. Tant qu’il ne s’était comparé qu’à l’évêque, il s’était trouvé indigne et il avait été humble; mais depuis quelque temps il commençait à se comparer aux hommes, et l’orgueil naissait. Qui sait? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine.

Le couvent l’arrêta sur cette pente.

C’était le deuxième lieu de captivité qu’il voyait. Dans sa jeunesse, dans ce qui avait été pour lui le commencement de la vie, et plus tard, tout récemment encore, il en avait vu un autre, lieu affreux, lieu terrible, et dont les sévérités lui avaient toujours paru être l’iniquité de la justice et le crime de la loi. Aujourd’hui après le bagne il voyait le cloître; et songeant qu’il avait fait partie du bagne et qu’il était maintenant, pour ainsi dire, spectateur du cloître, il les confrontait dans sa pensée avec anxiété.

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[136] Hugo démarque l'injonction évangélique: «Rendez à César (c'est-à-dire à l'Empereur) ce qui est à César, et a Dieu ce qui est à Dieu.»

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[137] Le lecteur retrouvera cette valise en V, 6, 3 sous le nom de «l'inséparable». Ces reliques complètent les flambeaux, comme Cosette a succédé à Mgr Bienvenu. Hugo lui aussi avait conservé, toujours visible à Villequier, la robe que portait Léopoldine le jour de sa mort.

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[138] Cette baraque, comme plus tard l'arrière-maison de la rue Plumet (IV, 3, 1), répète la chapelle où se tenait Lahorie au fond du jardin des Feuillantines. Voir Le Droit et la Loi (Actes et Paroles I, Avant l'exil au volume Politique): «Il habitait toujours la masure du fond du jardin […]» et Victor Hugo raconté…, ouv. cit., p. 138 et suiv.