Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit:
– Remportez ces nippes.
Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme et la vieille fille s’étaient assis se tournant le dos l’un à l’autre, et pensaient, chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure, la tante Gillenormand dit:
– Joli!
Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d’avoir franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui, en le voyant, s’écria avec son air de supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d’écrasant:
– Tiens! tiens! tiens! tiens! tiens! tu es baron à présent. Je te fais mon compliment. Qu’est-ce que cela veut dire?
Marius rougit légèrement, et répondit:
– Cela veut dire que je suis le fils de mon père.
M. Gillenormand cessa de rire et dit durement:
– Ton père, c’est moi.
– Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l’air sévère, c’était un homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la République et la France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt blessures, qui est mort dans l’oubli et dans l’abandon, et qui n’a jamais eu qu’un tort, c’est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi!
C’était plus que M. Gillenormand n’en pouvait entendre. À ce mot, la République, il s’était levé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune des paroles que Marius venait de prononcer avait fait sur le visage du vieux royaliste l’effet des bouffées d’un soufflet de forge sur un tison ardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre flamboyant.
– Marius! s’écria-t-il. Abominable enfant! je ne sais pas ce qu’était ton père! je ne veux pas le savoir! je n’en sais rien et je ne le sais pas! mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a jamais eu que des misérables parmi tous ces gens-là! c’est que c’étaient tous des gueux, des assassins, des bonnets rouges, des voleurs! je dis tous! je dis tous! je ne connais personne! je dis tous! entends-tu, Marius! Vois-tu bien, tu es baron comme ma pantoufle! C’étaient tous des bandits qui ont servi Robespierre! tous des brigands qui ont servi Bu- o- na- parté [58]! tous des traîtres qui ont trahi, trahi, trahi, leur roi légitime! tous des lâches qui se sont sauvés devant les Prussiens et les Anglais à Waterloo! Voilà ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je l’ignore, j’en suis fâché, tant pis, votre serviteur!
À son tour, c’était Marius qui était le tison, et M. Gillenormand qui était le soufflet. Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait. Il était le prêtre qui regarde jeter au vent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant cracher sur son idole. Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites impunément devant lui. Mais que faire? Son père venait d’être foulé aux pieds et trépigné en sa présence, mais par qui? par son grand-père. Comment venger l’un sans outrager l’autre? Il était impossible qu’il insultât son grand-père, et il était également impossible qu’il ne vengeât point son père. D’un côté une tombe sacrée, de l’autre des cheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout ce tourbillon dans la tête; puis il leva les yeux, regarda fixement son aïeul, et cria d’une voix tonnante:
– À bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII [59]!
Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal.
Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devint subitement plus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un buste de M. le duc de Berry qui était sur la cheminée et le salua profondément avec une sorte de majesté singulière. Puis il alla deux fois, lentement et en silence, de la cheminée à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant toute la salle et faisant craquer le parquet comme une figure de pierre qui marche. À la seconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à ce choc avec la stupeur d’une vieille brebis, et lui dit en souriant d’un sourire presque calme.
– Un baron comme monsieur et un bourgeois comme moi ne peuvent rester sous le même toit.
Et tout à coup se redressant, blême, tremblant, terrible, le front agrandi par l’effrayant rayonnement de la colère, il étendit le bras vers Marius et lui cria:
– Va-t’en.
Marius quitta la maison.
Le lendemain, M. Gillenormand dit à sa fille:
– Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce buveur de sang, et vous ne m’en parlerez jamais.
Ayant un immense reste de fureur à dépenser et ne sachant qu’en faire, il continua de dire vous à sa fille pendant plus de trois mois.
Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération. Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. Les griefs s’en augmentent, quoique au fond les torts n’en soient pas accrus. En reportant précipitamment, sur l’ordre du grand-père, «les nippes» de Marius dans sa chambre, Nicolette avait, sans s’en apercevoir, laissé tomber, probablement dans l’escalier des combles, qui était obscur, le médaillon de chagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu que «monsieur Gillenormand», à dater de ce jour il ne l’appela plus autrement, avait jeté «le testament de son père», au feu. Il savait par cœur les quelques lignes écrites par le colonel, et, par conséquent, rien n’était perdu. Mais le papier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœur même. Qu’en avait-on fait?
Marius s’en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir où il allait, avec trente francs, sa montre, et quelques hardes dans un sac de nuit. Il était monté dans un cabriolet de place, l’avait pris à l’heure et s’était dirigé à tout hasard vers le pays latin.
Qu’allait devenir Marius?
Livre quatrième – Les amis de l’A B C
Chapitre I Un groupe qui a failli devenir historique
À cette époque, indifférente en apparence, un certain frisson révolutionnaire courait vaguement. Des souffles, revenus des profondeurs de 89 et de 92, étaient dans l’air. La jeunesse était, qu’on nous passe le mot, en train de muer. On se transformait, presque sans s’en douter, par le mouvement même du temps. L’aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans les âmes. Chacun faisait en avant le pas qu’il avait à faire. Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient démocrates.