Marius entendit la lourde main de la mère Jondrette chercher en tâtonnant sa clef dans l’obscurité. La porte s’ouvrit. Il resta cloué à sa place par le saisissement et la stupeur.
La Jondrette entra.
La lucarne mansardée laissait passer un rayon de lune entre deux grands pans d’ombre. Un de ces pans d’ombre couvrait entièrement le mur auquel était adossé Marius, de sorte qu’il y disparaissait.
La mère Jondrette leva les yeux, ne vit pas Marius, prit les deux chaises, les seules que Marius possédât, et s’en alla, en laissant la porte retomber bruyamment derrière elle.
Elle rentra dans le bouge:
– Voici les deux chaises.
– Et voilà la lanterne, dit le mari. Descends bien vite.
Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul.
Il disposa les deux chaises des deux côtés de la table, retourna le ciseau dans le brasier, mit devant la cheminée un vieux paravent, qui masquait le réchaud, puis alla au coin où était le tas de cordes et se baissa comme pour y examiner quelque chose. Marius reconnut alors que ce qu’il avait pris pour un tas informe était une échelle de corde très bien faite avec des échelons de bois et deux crampons pour l’accrocher.
Cette échelle et quelques gros outils, véritables masses de fer, qui étaient mêlés au monceau de ferrailles entassé derrière la porte, n’étaient point le matin dans le bouge Jondrette et y avaient été évidemment apportés dans l’après-midi, pendant l’absence de Marius.
– Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius.
Si Marius eût été un peu plus lettré en ce genre, il eût reconnu, dans ce qu’il prenait pour des engins de taillandier, de certains instruments pouvant forcer une serrure ou crocheter une porte, et d’autres pouvant couper ou trancher, les deux familles d’outils sinistres que les voleurs appellent les cadets et les fauchants.
La cheminée et la table avec les deux chaises étaient précisément en face de Marius. Le réchaud étant caché, la chambre n’était plus éclairée que par la chandelle; le moindre tesson sur la table ou sur la cheminée faisait une grande ombre. Un pot à l’eau égueulé masquait la moitié d’un mur. Il y avait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et menaçant. On y sentait l’attente de quelque chose d’épouvantable.
Jondrette avait laissé sa pipe s’éteindre, grave signe de préoccupation, et était venu se rasseoir. La chandelle faisait saillir les angles farouches et fins de son visage. Il avait des froncements de sourcils et de brusques épanouissements de la main droite comme s’il répondait aux derniers conseils d’un sombre monologue intérieur. Dans une de ces obscures répliques qu’il se faisait à lui-même, il amena vivement à lui le tiroir de la table, y prit un long couteau de cuisine qui y était caché et en essaya le tranchant sur son ongle. Cela fait, il remit le couteau dans le tiroir, qu’il repoussa.
Marius de son côté saisit le pistolet qui était dans son gousset droit, l’en retira et l’arma.
Le pistolet en s’armant fit un petit bruit clair et sec.
Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise:
– Qui est là? cria-t-il.
Marius suspendit son haleine, Jondrette écouta un instant, puis se mit à rire en disant:
– Suis-je bête! C’est la cloison qui craque.
Marius garda le pistolet à sa main.
Chapitre XVIII Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis
Tout à coup la vibration lointaine et mélancolique d’une cloche ébranla les vitres. Six heures sonnaient à Saint-Médard.
Jondrette marqua chaque coup d’un hochement de tête. Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts.
Puis il se mit à marcher dans la chambre, écouta dans le corridor, marcha, écouta encore: – Pourvu qu’il vienne! grommela-t-il; puis il revint à sa chaise.
Il se rasseyait à peine que la porte s’ouvrit.
La mère Jondrette l’avait ouverte et restait dans le corridor faisant une horrible grimace aimable qu’un des trous de la lanterne sourde éclairait d’en bas.
– Entrez, monsieur, dit-elle.
– Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment.
M. Leblanc parut.
Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable.
Il posa sur la table quatre louis.
– Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et vos premiers besoins. Nous verrons ensuite.
– Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur! dit Jondrette; et, s’approchant rapidement de sa femme:
– Renvoie le fiacre!
Elle s’esquiva pendant que son mari prodiguait les saluts et offrait une chaise à M. Leblanc. Un instant après elle revint et lui dit bas à l’oreille:
– C’est fait.
La neige qui n’avait cessé de tomber depuis le matin était tellement épaisse qu’on n’avait point entendu le fiacre arriver, et qu’on ne l’entendit pas s’en aller.
Cependant M. Leblanc s’était assis.
Jondrette avait pris possession de l’autre chaise en face de M. Leblanc.
Maintenant, pour se faire une idée de la scène qui va suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la nuit glacée, les solitudes de la Salpêtrière couvertes de neige, et blanches au clair de lune comme d’immenses linceuls, la clarté de veilleuse des réverbères rougissant çà et là ces boulevards tragiques et les longues rangées des ormes noirs, pas un passant peut-être à un quart de lieue à la ronde, la masure Gorbeau à son plus haut point de silence, d’horreur et de nuit, dans cette masure, au milieu de ces solitudes, au milieu de cette ombre, le vaste galetas Jondrette éclairé d’une chandelle, et dans ce bouge deux hommes assis à une table, M. Leblanc tranquille, Jondrette souriant et effroyable, la Jondrette, la mère louve, dans un coin, et, derrière la cloison, Marius invisible, debout, ne perdant pas une parole, ne perdant pas un mouvement, l’œil au guet, le pistolet au poing.
Marius du reste n’éprouvait qu’une émotion d’horreur, mais aucune crainte. Il étreignait la crosse du pistolet et se sentait rassuré. – J’arrêterai ce misérable quand je voudrai, pensait-il.
Il sentait la police quelque part là en embuscade, attendant le signal convenu et toute prête à étendre le bras.
Il espérait du reste que de cette violente rencontre de Jondrette et de M. Leblanc quelque lumière jaillirait sur tout ce qu’il avait intérêt à connaître.
Chapitre XIX Se préoccuper des fonds obscurs
À peine assis, M. Leblanc tourna les yeux vers les grabats qui étaient vides.
– Comment va la pauvre petite blessée? demanda-t-il.
– Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. Sa sœur aînée l’a menée à la Bourbe [132] se faire panser. Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l’heure.
– Madame Fabantou me paraît mieux portante? reprit M. Leblanc en jetant les yeux sur le bizarre accoutrement de la Jondrette, qui, debout entre lui et la porte, comme si elle gardait déjà l’issue, le considérait dans une posture de menace et presque de combat.